Nous sommes arrivés devant mon immeuble et, non, il ne brûlait pas. À cet instant, les braves gars devaient essayer de sauver les dernières poutres de l'appartement d'un malheureux désespéré hurlant – qui n'avait pas de bol, certes, la fatalité venait de pointer arbitrairement sur lui son index injuste, c'est bien triste, mais enfin faut pas non plus que ce soient toujours les mêmes.
Je lui ai désigné la fenêtre du quatrième.
– J'habite là.
Curieusement, la lumière de ma chambre était allumée. Ah. Aurais-je oublié d'éteindre hier soir en partant? Le plus troublant, c'était le carreau cassé. Car j'avais la quasi-certitude de n'avoir pas cassé le carreau hier soir en partant.
Nous avons escaladé les quatre étages un peu nerveusement, Pollux Lesiak et moi. Amusant, tout de même, ces fenêtres brisées qui nous poursuivaient. Il ne devait y avoir dans tout le quartier que deux fenêtres éclairées brisées: l'une sous laquelle je la rencontrais, l'autre derrière laquelle je l'emmenais. En montant, nous nous demandions le sens ésotérique incroyable et dingue que pouvait bien receler cette surprenante coïncidence extraordinaire, et ne trouvions rien de très stimulant à répondre. On ne peut évidemment tirer de conclusions hâtives, tout le monde sait qu'il ne faut pas généraliser, mais dans le doute on doute, et nous espérions tous deux vivement qu'il n'existait pas un lien trop étroit entre les fenêtres brisées et la haine aveugle des crétins obtus, des rougeauds ulcérés. Pourvu que ce soit un hasard, cette fenêtre, pourvu qu'il n'y ait aucun rapport avec la haine, voilà ce que nous nous disions. J'ouvre? Tout ce que nous souhaitions, Pollux Lesiak et moi, c'était de ne pas découvrir, embusqués chez moi, quelques gros rougeauds ulcérés.
Malheureusement, ce fut le cas.
J'ai ouvert la porte. L'appartement que j'habitais à l'époque était constitué d'une très grande pièce, qui faisait office de tout, et de plusieurs petites. Je travaillais, mangeais et dormais dans cette grande pièce, sur laquelle donnait directement la porte d'entrée. J'ai ouvert. Ma chatte Caracas s'est précipitée vers moi en miaulant. Comme à son habitude, elle m'a sauté au cou. Sur la poitrine, plutôt. Mais je ne l'ai pas attrapée au moment où elle tentait de s'agripper à moi: elle est retombée lourdement sur la moquette, l'air ahurie. Puis indignée. Elle ne semblait pas deviner que la présence de neuf ou dix personnes installées chez moi était susceptible de bouleverser un peu nos coutumes.
Assise à mes pieds, les sourcils haussés, Caracas posait sur moi deux gros yeux stupéfaits où se mêlaient l'incompréhension et la colère. Elle n'était pas la seule. Derrière elle, les neuf ou dix envahisseurs, assis sur mon lit, sur mes chaises, sur mon canapé, mon cher fauteuil, me dévisageaient de la même manière: une vingtaine de gros yeux stupéfaits braqués sur moi. Caracas, elle, ne se souciait déjà plus de moi et repartait d'un pas philosophe vers son panier. Inutile de me cacher la vérité plus longtemps: sur ces neuf visages tournés vers moi, apparaissait peu à peu un je-ne-sais-quoi d'ulcéré. Peu à peu les mêmes lèvres tremblantes, les mêmes yeux outrés, la même expression de fureur hagarde que le coiffeur chauve, et probablement que le videur de bassine. J'ai avancé timidement pour voir si le mirage ne se dissipait pas, comme sur ces cartes postales pour enfants dont l'image se modifie lorsqu'on les bouge un peu. Non. Ils étaient toujours là. Neuf personnes abasourdies, qui avaient pris possession de mon appartement. Inexplicable. Et inquiétant. Je les connaissais tous.
Je me suis retourné: dans l'embrasure de la porte, Pollux Lesiak me regardait avec une petite moue sympathique qui semblait dire «Je sais ce que tu ressens. Et moi non plus, je ne comprends pas ce qu'ils fabriquent ici. Mais je devine l'état dans lequel tu te trouves actuellement, Halvard». À ce moment-là, rien sur terre ni au ciel ne pouvait me réconforter davantage que cette petite moue. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi proche de quelqu'un, que je n'ai jamais eu à ce point la sensation de faire équipe avec quelqu'un dans le combat de la vie moderne. J'ai aussitôt pris la décision de l'épouser plus tard, et j'ai de nouveau fait face à l'occupant. Si seulement nous avions pensé à emporter son tabouret.
Je me serais mis à tournoyer dans la pièce en brandissant le tabouret à bout de bras pour les détruire tous dans un grand fracas magnifique d'os brisés et de chairs éclatées.
Mais non.
J'y ai pensé fort, j'ai essayé de les dissoudre, mais non. Ils étaient toujours là. En pleine nuit. Atterrés par ma présence. Muets. La fenêtre cassée. L'un d'eux s'est levé du canapé sans un mot, Laurent. Debout, avec l'air du type qui va bondir sur moi en hurlant un truc religieux, pour me planter un poignard dans le ventre. Bon, c'était ça, la quatrième dimension? Dans ces situations-là, en règle générale, la marche à suivre est simple: il faut réunir ses esprits au plus vite et analyser la situation.
Nous pouvons reconnaître ici Laurent, Jean-Luc, Jérôme, Stéphanie, Bachir, Pascal, Brigitte, Michel. Des amis, ce serait mentir. Des connaissances, c'est le mot. Je ne les aimais pas plus que tout au monde, ces gens-là. Il y avait en revanche avec eux quelqu'un que j'appréciais davantage: Cécile, ma fiancée. C'était la seule à ne pas me regarder méchamment. Éberluée, tout de même. Et la présence dans mon dos de la plus jolie fille du monde occidental ne pouvait être la seule cause de son ahurissement. Bon, mais alors quoi? Qu'est-ce qu'ils avaient à me dévisager comme ça? Qu'est-ce qu'ils foutaient tous chez moi à cette heure? Ils voulaient me faire une surprise à l'américaine pour mon anniversaire? Généralement on n'attend pas tout ce temps, on allume dès que la porte s'ouvre et tous ensemble, on y va, on crie «surprise!» C'était mal synchronisé, leur truc. Et puis on ne fait sûrement pas des têtes pareilles quand on s'apprête à crier «SURPRISE!» Non, de toute façon mon anniversaire ne venait qu'un mois plus tard – je suis né le 16 décembre.
Ma garde à vue? Je me lamentais à l'idée que personne sur terre ne pensait à moi en ces heures douloureuses, et tout ce monde-là était au courant, se mourait d'inquiétude sans pouvoir rien faire que d'attendre ici dans l'angoisse qui poisse les nerfs? Qui les aurait avertis? Le voisin? Et ma fenêtre? Ils auraient cassé ma fenêtre d'un coup de poing vengeur et furibard pour protester contre l'injustice du monde à mon égard? Je n'arrivais pas à analyser la situation, c'était agaçant.
Eux- Qu'est-ce que tu fous là, Halvard?
Moi – Là? C'est chez m…
Eux – T'as rien?
Moi – Quoi j'ai rien? Tu parles des flics?
Eux – Quels flics? T'as été récupéré par les flics?
Moi – Récupéré? J'aurais pas dit ça comme ça.
Eux – Qu'est-ce que tu racontes?
Moi – Qu'est-ce que je raconte? J'allais te poser la même question.
Eux – Tu t'es pas suicidé?
Moi – Hein?
Je n'avais pas trop le moral ces deux derniers jours, c'est certain, mais ils ne perdaient pas de temps, tout de même. Ils semblaient extrêmement étonnés. Ces gars-là ne plaisantent pas, dis donc. Vous tombez dans votre baignoire, vous êtes écroué à tort pendant vingt-quatre heures, inutile d'insister: le mieux à faire est de vous tirer une balle dans la tête. Non, je ne m'étais pas suicidé, non. J'avais envie de vivre encore un peu, pour voir. Intégristes. Ils n'étaient pas censés savoir ce qui m'était arrivé, de toute manière. Oui mais alors quoi? (J'allais réussir à analyser cette situation, oui ou non? – je n'espérais plus d'éclaircissements de leur part, ils me fusillaient de regards incrédules en attendant que je consente enfin à leur expliquer pourquoi j'étais encore vivant.) Il me semble que si un ami ne met pas les pieds chez lui pendant vingt-quatre heures, je ne suis pas automatiquement persuadé qu'il est mort.
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