En trois mots trois virgules, je venais de proposer à une fille que je ne connaissais pas de venir se déshabiller chez moi. Tu viens chez moi et tu te déshabilles. Qu'on me les montre, les tombeurs capables de ce genre de prouesse. Évidemment, je m'avançais un peu, car pour qu'il y ait prouesse il fallait d'abord qu'il y ait réponse de la partenaire (il doit y en avoir des tonnes, des séducteurs de pacotille qui proposent à des femmes de venir se déshabiller chez eux et qui essuient un échec). Tout à l'euphorie intime suscitée par ma phrase, je ne doutais plus de rien, je me voyais en crack. J'oubliais ce que j'avais appris ces dernières heures, la prudence et l'humilité, j'oubliais que rien ne se passe jamais comme prévu, que sous le masque enchanteur du triomphe peut se dissimuler le visage hideux de la débâcle et que la vie est un bordel monstre, j'oubliais que, depuis la baignoire, le feu avait pris dans la forêt.
Pourtant, elle m'a répondu. Et malgré ma confiance euphorique et mes chevilles enflées à bloc, j'ai eu toutes les peines du monde à en croire mes oreilles:
– D'accord.
Et pas le genre de «D'accord» lâché du bout des lèvres, à contrecœur: non, le «D'accord» à fond les ballons dans le sens du cœur.
Sans plus nous soucier des flics qui nous guettaient peut-être encore, planqués derrière les réverbères, nous avons laissé son tabouret cassé sur le palier du cinquième et nous sommes sortis de l'immeuble. Mentalement main dans la main.
Avec le recul, je me demande si nous avons bien fait de nous laisser aller à tant d'insouciance et d'abandonner derrière nous, là-haut, son arme contre le monde.
Dehors, pas un flic. Le calme plat, la rue est à nous, la paix règne sur le monde. Le paradis la nuit. Une ville sans flics, comme un jardin sans taupes. Viens mon amour, marchons paisiblement, je vais te passer les vêtements de ma fiancée et nous irons au restaurant en toute décontraction.
Pour ne pas recroiser le chemin des rabatteurs de la poisse, nous avons évité de repasser sous la fenêtre brisée de l'ulcéré, qui surveillait sans doute la rue du Pélican à la longue-vue. Et devant le commissariat de la rue du Louvre. Et dans les grandes artères, qui fourmillent de fonctionnaires. Il nous a donc fallu effectuer un détour de quelques centaines de mètres, ce qui ne s'est finalement pas avéré gênant tant le voyage s'est déroulé de manière agréable; nous marchions en mocassins de plume sur des trottoirs de velours. Un trajet hors du temps, fluide et lent, calme et enivrant, des méandres de bien-être vers mon appartement (douillet). Je ne sais plus de quoi nous parlions, tant c'était naturel – je serais aussi incapable de me rappeler nos mots que le nombre de nos pas ou de nos respirations.
Seul écueil dans ce ruisseau d'eau très douce qui serpentait jusque chez moi: à mi-chemin, elle m'a posé la question piège. Je n'ai pas réussi à savoir si elle était sérieuse ou non, mais c'était tout de même habilement joué de sa part, car je me suis retrouvé comme deux ronds de flan. Elle m'a demandé si, en lui proposant de venir se changer chez moi, je n'avais pas une idée derrière la tête.
– T'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?
Si la femme désire tétaniser l'homme qui lui fait la cour, il suffit qu'elle lui demande s'il n'a pas une petite idée derrière la tête, lui, par hasard. Elle ne se mouille pas, ne dévoile rien de ses propres intentions (il ne peut pas deviner si elle plaisante ou non), et le plonge dans la plus pâteuse confusion. Si je répondais non, je me plaçais dans une situation délicate qui risquait d'entamer une bonne partie de mes chances de conquérir son cœur. En gros:
– Je te plais? demande-t-elle.
– Pas tellement, non.
Grosso modo. Je me retrouvais donc en mauvaise posture. Et si je répondais oui, ce n'était pas mieux. La scène devenait même carrément ridicule.
– Dis donc, toi, tu ne serais pas en train d'essayer de m'attirer dans un piège pour me sauter dessus? demande-t-elle.
– Si.
Il me restait bien sûr l'option «Et toi?» mais ça me paraissait minable, comme issue de secours. Ah la garce. Bon, qu'est-ce que je réponds? Vite. N'importe quoi, allez, elle me demande ça pour plaisanter. À l'impro, cador.
– T'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?
– Moi? Non…
Le cador, la classe. Où diable suis-je allé chercher cette réponse? L'impro à l'état brut, le tréfonds de l'âme qui prend le contrôle de la situation – la réponse imprévisible, quasi géniale, qui surgit des profondeurs de l'inconscient comme un jet de lave d'un volcan éteint depuis des siècles.
NE FAITES PAS TROP CONFIANCE
AU TRÉFONDS DE VOTRE ÂME
Enfin, il fallait bien que je dise quelque chose, de toute manière. Et puis ce n'était pas si grave, en comparaison de toutes les trappes qui s'ouvrent sous nos pieds dans ce monde. Il suffirait que je lui fasse comprendre le contraire dans quelques heures. La femme aime qu'on la déroute, je l'ai lu quelque part – séduire, c'est surprendre (je ne sais plus si j'ai trouvé ça dans Stendhal ou Marie-Claire, ou si ça m'est venu tout seul un soir d'allégresse, mais je crois que ça fonctionne). Je le vérifierais bientôt: je n'ai pas la moindre idée derrière la tête, croit-elle, et l'instant d'après, ou presque, je la pousse à la renverse sur mon lit (je savais bien que je n'aurais jamais l'audace de la pousser à la renverse sur mon lit, mais disons: et l'instant d'après, ou presque, une lueur de désir brille au fond de mon œil). Elle serait surprise, déroutée, elle s'abandonnerait sans peine.
Hasard pour m'éviter les secondes pénibles qui devaient logiquement suivre la révélation peu exaltante que je venais de lui faire (quelques pas en mocassins de plomb sur un trottoir d'oeufs – il s'installe toujours un petit malaise entre l'homme et la femme lorsque l'un des deux annonce à l'autre que non merci ça ne l'intéresse pas), un camion de pompiers est passé dans la rue, ce qui m'a permis de détourner très vite la conversation. (Au moins, les pompiers sont mes alliés sur terre, c'est toujours ça de pris.) J'ai pu changer de sujet et lui raconter que, tiens, un camion de pompiers, à chaque fois que je me promenais dans mon quartier et que je voyais passer un camion de pompiers, un bastion de neurones pessimistes au fond de moi m'avertissait qu'il fonçait droit sur mon immeuble. Toujours j'avais dans un coin de l'esprit la certitude que les braves gars mettaient les gaz et brûlaient les feux rouges, sirène vagissante, pour aller tenter d'éteindre l'incendie qui ravageait mon appartement (une cigarette mal éteinte, le bébé du dessous qui a joué avec les allumettes, ma chatte qui a ouvert le gaz en essayant de grimper sur la cuisinière, un terroriste qui a déposé une bombe sur mon paillasson par erreur). Un jour, le bastion de neurones alarmistes avait fait tant d'émules sous mon crâne que je m'étais mis à courir derrière le camion pour en avoir le cœur net – ah non, ce n'était pas chez moi. Et les fois suivantes, je m'étais contenté de contrôler le pincement d'angoisse en serrant les mâchoires et en pensant à autre chose (à n'importe quoi, le championnat du monde de boxe, le tapir de Colombie, les brochettes de lotte, les tableaux de Catherine, les jolies filles, l'hôtel d'Angleterre à Carteret). Car si je me mettais à galoper comme un cheval fou derrière tous les camions de pompiers qui passaient dans le premier arrondissement, ma vie deviendrait un enfer.
En lui expliquant cela, bizarrement, il ne m'est pas venu une seconde à l'esprit que ce camion-là pouvait filer droit chez moi, justement. Si ça se trouve. Une nouvelle farce de la vie, peut-être – l'ironie du sort (expression terrifiante). Il faut dire que je n'avais pas besoin d'artifices pour éloigner de moi les idées noires: Pollux Lesiak était le championnat du monde de boxe, une brochette de lotte, les tableaux de Catherine, Pollux Lesiak était l'hôtel d'Angleterre à Carteret, toutes les jolies filles et le tapir de Colombie.
Читать дальше