Philippe Jaenada - Néfertiti dans un champ de canne à sucre
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– Hein? Comment vous savez ça?
– C'est un métier. Vous en avez mangé récemment?
– Euh… Quelques-uns, oui. Ces derniers temps, je… Ma fiancée m'a quitté, donc je…
– Je vous arrête!
– Pardon?
– Stop, je ne veux pas en savoir plus.
– Ah, vous m'avez fait peur.
– Votre vie privée ne me concerne pas. Ce qui m'intéresse, c'est celle de vos organes. Rien de plus. Je ne veux pas d'ennuis avec la police, moi, vous comprenez. Et puis vous savez, vous n'avez pas besoin de vous justifier. Qui ne s'est jamais laissé tenter par un petit kebab? Ça se laisse manger, non?
– Si.
– Et je vais vous dire, c'est du pain béni, pour moi. Ça me ramène pas mal de clientèle.
– Ah…
– Eh oui. Vous me trouvez cynique? Business is business. Et honnêtement, ce n'est qu'un tout petit souci pour le client.
– Bonne nouvelle.
– Vous allez voir, je vais vous faire disparaître ce saligaud en moins de deux. En deux, pour être exact. Un cachet le matin à jeun, si possible sans avoir trop mangé la veille, et son petit frère deux heures plus tard. Rien de solide ni de liquide dans le gosier entre les deux. Ensuite, il n'y a plus qu'à attendre. Mais le soir, quand vous passerez aux commodités, il va falloir vous accrocher. Il risque d'y avoir du grabuge.
– Comment ça?
– C'est qu'il est costaud, l'animal. Et il faut lui régler son compte en une seule fois, sinon il ne vous lâchera pas. Alors tout dépend depuis combien de temps il est planqué là-dedans…
Il désigne distraitement mon ventre du doigt.
– Aucune idée. J'ai repéré les premiers anneaux qu'il a abandonnés avant-hier. Mais je ne surveille pas ce genre de chose de très près, en général.
– Mouais… On ne peut pas savoir, donc. C'est très vorace et ça grandit vite, ces bestiaux-là. S'il est sur les lieux depuis un moment, il peut mesurer jusqu'à trois mètres. Dans ce cas-là, j'aime mieux vous dire, ça va être une vraie boucherie dans la cuvette, demain soir.
– Oh non. Je ne pourrai jamais.
– Mais si, mais si. Un petit conseil, toutefois: ne regardez pas derrière vous avant de tirer la chasse, si vous avez le cœur sensible.
– Quelle horreur. J'ai le cœur sensible depuis peu, oui.
– Allez, du nerf. C'est spectaculaire, ça donne des frissons par où ça passe, mais c'est radical. Ces deux cachets vont lui faire sauter la cervelle aussi sûrement qu'un obus de mortier. Avant d'aller vous installer sur sa dernière demeure, vous pouvez mettre le requiem de Mozart sur votre chaîne hi-fi…
Épouvanté mais épaté par son assurance, je le regarde rédiger l'ordonnance et signer l'arrêt de mort de l'étranger. Puis je le paie en liquide (je me sens ridicule, avec mes francs minables, je devrais payer ce gars-là en dollars). Je m'apprête à me lever quand le téléphone sonne.
– Oui, j'écoute. Merci Agnès, passez-la-moi. Allô? Oui, bonjour madame. Que puis-je pour vous? Oui… Bien. Comment ça? Attendez, attendez. De quand datent vos dernières règles, madame? Vos règles, oui. Vous ne savez pas? Grosso modo, disons. Non? Vous… Pardon? Vous êtes enceinte depuis sept mois? Ah mais dans ce cas-là ça change tout. Où est le hic, alors? Que dit votre médecin? Vous… Quoi? Vous voulez dire que vous n'avez consulté personne depuis que… Non, je sais bien que ça se voit, que vous êtes enceinte. Ce n'est pas la question. Vous n'avez pas pensé à vous faire suivre par quelqu'un? Mais non, je ne dis pas qu'il y a un problème… Je n'ai pas dit ça, non. Enfin tout de même… Vous n'avez pas passé une échographie, rien? À sept mois, ce n'est pas très sérieux, ma bonne dame. Écoutez, il faut vite vous rendre dans une clinique et… Vous n'aimez peut-être pas les hôpitaux mais… Bon, d'accord, d'accord: Voyons, passez me voir demain à dix heures, on va discuter tranquillement de tout ça. Pardon? Non, dix heures du matin, bien sûr. Je ne… Allô? Allô?
Il repose le combiné, le fixe un moment d'un air las, puis dodeline tristement de la tête, soupire et pose sur moi le regard de celui qui en a vu d'autres mais ne comprend toujours pas ce qui amuse tant cette chienne de vie.
– Elle a raccroché. Il y a de la misère et de la douleur dans ce monde, vous savez, monsieur Colas. Je ne vous raccompagne pas, ne m'en veuillez pas. Vous connaissez le chemin.
Je le salue en le regardant au fond des yeux, reconnaissant et admiratif, et quitte son bureau avec la créature qui m'habite depuis moins de sept mois j'espère. Dans le couloir, je l'imagine en train d'allumer une Lucky, d'ouvrir l'un des gros tiroirs de son bureau et de s'envoyer une longue rasade de Jim Beam. En passant près de sa secrétaire, je la vois d'un autre œil. Je sais ce qu'il y a sous sa jupe: un porte-jarretelles et des bas, un boxer de satin, forcément. Au fond de moi, le ver opine énergiquement de la tête.
Je vais acheter mes armes dans une pharmacie et avale aussi sec le premier cachet – je n'ai rien mangé ni bu depuis le réveil (en revanche, j'ai absorbé pas mal de choses hier soir, les conditions de combat ne sont donc pas idéales, mais je me vois mal attendre demain pour entamer la procédure d'expulsion). Il est seize heures dix. À dix-huit heures dix, j'assènerai donc le coup de grâce. En attendant, nous allons marcher n'importe où dans la ville pour ne pas penser au drame qui se noue (ou se dénoue, plutôt) dans mes entrailles.
Nous passons presque par hasard devant le Saxo Bar et je jette un œil à l'intérieur. Il n'y a pas grand monde. Thierry et Chang jouent aux cartes, Taouf lit le journal, Pedro joue du pinceau sur la fresque murale qu'il a commencée voilà plus de huit mois, Olive discute avec Denis au bout du comptoir. Elle porte une combinaison noire à manches longues, en tissu synthétique élastique et brillant, dont le bas du pantalon est rentré dans de hautes bottes rouge vif. Elle ressemble à un agent secret des années 60 spécialisé dans l'intervention rapide et les missions risquées. J'entre et dis bonjour à tout le monde. Au sempiternel «Ça va?», Denis répond:
– Moi oui. Elle non, apparemment.
Quand je tourne les yeux vers elle, elle incline la tête sur le côté avec une petite moue. Elle est toujours aussi massacrée, bien sûr, et toujours aussi belle. Je ne pose pas de questions, je ne veux sans doute pas savoir ce qu'elle vit avec l'autre. D'ailleurs je ne reste que très peu de temps car au moment où le patron Nenad est venu me saluer, je me suis souvenu que je ne devais rien ingurgiter entre les deux cachets. Or passer du temps dans un bar sans boire m'est impossible. Quand je la quitte, Olive me presse brièvement la main au passage, fort. Je la regarde. Ses yeux sont faibles, implorants.
Ils ne disent pas: «Pardonne-moi, j'ai fait une erreur, laisse-moi revenir en arrière.» Ils ne regrettent rien, ils n'évoquent ni remords ni soumission. Ils disent seulement: «Aide-moi.» Électrifié entre ses yeux et ses doigts, je me sens parcouru d'une onde d'amour fulgurante et je presse moi aussi sa main en réaction, fort.
Mais dès que je reviens sur le trottoir, je regrette ce geste. Qu'est-ce qui m'a pris? Je ne vais pas repartir dans une histoire avec elle dans le seul but de l'aider, de la remettre sur pied. Je ne suis plus amoureux d'elle. Si je souffre en la voyant, ce n'est pas à cause de notre séparation. C'est une personne que j'aime, et la voir dans cet état me fait mal. Je n'aurais pas dû serrer sa main. J'espère qu'elle ne l'a pas mal interprété.
Jusqu'à dix-huit heures dix, nous marchons n'importe où sauf rue de La Jonquière. Je contemple toutes les jolies filles que nous croisons, dans l'espoir d'oublier ce qui vient de se passer avec Olive. Je commence à sentir des remous dans mon ventre. J'avale le deuxième cachet et nous rentrons précipitamment chez moi pour attendre dans l'angoisse la conclusion, annoncée comme explosive, de cette offensive chimique. Mais il ne se passe rien de déterminant, je n'ai pas encore envie d'aller sur la tombe de mon invité – j'essaie une fois, sans autre résultat que des tremblements et des palpitations de terreur. Pourtant, la douleur est de plus en plus vive. La guerre fait rage à l'intérieur, le ver se débat courageusement.
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