Deux grands blocs d'immeubles d'une vingtaine d'étages s'étaient installés dans cette embouchure. Ils ressemblaient à deux énormes paquebots qui lentement, l'un après l'autre, pénétraient dans le triangle de la cour. Le premier se dressait à l'emplacement de la table de dominos, de la Crevasse, l'autre bouchait le Passage.
D'ailleurs, le triangle lui-même n'existait plus. Une des maisons rouges avait été rasée. La deuxième paraissait inhabitée. Seule la nôtre avait encore des rideaux et des pots de fleurs aux fenêtres.
La vie autour des paquebots blancs s'organisait maintenant selon d'autres schémas, dont les points forts étaient la nouvelle école, les larges baies vitrées du supermarché, un arrêt de bus sur la route passant par les anciens terrains vagues.
Je levai le regard, je trouvai les fenêtres de notre appartement communautaire, puis celle de notre pièce – la quatrième à partir de la gauche.
Ta mère m'ouvrit, parut ne pas être étonnée de me voir, m'embrassa sur la joue. Elle avait des cheveux d'une blancheur fragile, argentée, dont elle ajustait de longues mèches d'une main qui tremblait légèrement.
Je la suivis dans les profondeurs du couloir encombré comme autrefois d'étagères, de portemanteaux, de cartons.
– Non, mais la vie, c'est fait pour vivre, disait-elle en me préparant le thé. D'ailleurs maintenant c'est le paradis ici. Imagine, quand tout ça était en construction. On enfonçait des pilots du matin au soir, les grues grinçaient, les bulldozers retournaient tout de fond en comble. Maintenant c'est la paix. Et puis ils ont promis de nous reloger avant la fin de l'année. Cela te fait un drôle d'effet, hein, de la voir, notre cour?
Je hochai la tête en souriant. Dans votre pièce, en revanche, rien n'avait changé. Le portrait de l'oncle de Iacha sur le mur, les rangées de livres, la pendule.
– Regarde ce que j'ai conservé là, me dit ta mère en sortant une caisse rangée sous le lit.
Elle la tira près de ma chaise, l'ouvrit. Je n'en croyais pas mes yeux. C'étaient les pieds de fer que mon père utilisait dans sa cordonnerie.
– Quand ta mère est morte, je n'ai pas pu les jeter. Je ne sais pas pourquoi…
Nous buvions le thé. Le grand paquebot derrière la vitre étincelait d'une multitude de fenêtres aux chauds reflets du soir d'été. Ta mère parlait avec difficulté.
– C'est mon asthme, disait-elle en s'arrêtant pour respirer. Et puis je suis tout de même la dernière de la vieille garde, moi, ajoutait-elle en souriant.
Je vis sur une étagère quelques grosses liasses de lettres. Elle capta mon regard, son visage s'éclaira:
– Ça, c'est ma correspondance administrative. Je ne te l'ai pas encore dit… Je les ai finalement obligés à mettre cette plaque sur le mur de la maison. Enfin, sur l'une des maisons. Belle victoire, non? Un peu tard, il est vrai. Tout le monde se fiche maintenant de nos vieilles histoires…
C'est ainsi, grâce au hasard d'un regard que ta mère me parla du Blocus.
– Je n'ai jamais raconté cela à Arkadi, me confia-t-elle. Enfant, il était trop sensible. Un rien le bouleversait. Et maintenant, quand il passe, c'est toujours en coup de vent, on n'a pas vraiment de temps pour parler. Attends, je vais remettre de l'eau à chauffer…
Ta mère s'appelait Faïana Moïsséievna. Je vais l'appeler Faïa comme tout le monde l'appelait dans la cour.
La maison du Blocus
(une vieille histoire)
Elle n'aurait sans doute jamais survécu, s'il n'y avait eu cette rencontre en plein hiver dans un immeuble noir et glacé. Oui, cette jeune femme, Svetlana, dont les gens de l'immeuble parlaient toujours par sous-entendus en se lançant des clins d'œil. La grand-mère de Faïa avait pour Svetlana un nom plutôt gentil, «la joyeuse demoiselle»…
Les parents étaient partis à Kiev pour assister au mariage d'un cousin. Faïa et la grand-mère les avaient accompagnés à la gare. Le train avait démarré, les visages du père et de la mère s'étaient collés à la vitre. Faïa avait agité le bras avec une poupée à la jambe rapiécée… C'était le 21 juin 1941. Dix heures avant le début de la guerre… De ses parents, c'était le seul souvenir qui lui restait – deux visages tendres et un peu inquiets aplatis contre la vitre. L'éditorial de la Pravda que la grand-mère avait déployée ce soir-là, assise dans son fauteuil, s'intitulait «Les vacances d'été des travailleurs»…
Faïa savait déjà que dans la ville encerclée on mourait pour deux raisons: la faim et le froid. Sa grand-mère passait la nuit dans son fauteuil. Il lui était plus facile ainsi de se lever pour alimenter le petit poêle au coin de la pièce.
Un jour elle ne se leva plus. Ni durant la nuit – Faïa n'entendit pas le grincement de la petite porte du poêle -, ni le matin. La grand-mère ne répondait pas, ne bougeait pas, restait dans son fauteuil, les paupières mi-closes. Faïa, les doigts tremblants, toucha le visage de la vieille femme. Il était froid, figé…
Alors, elle se mit à couvrir le corps avec tout ce qu'il y avait de chaud dans cet appartement glacé. Elle entoura le fauteuil de deux couvertures molletonnées, étala par-dessus le lourd manteau en fourrure que la grand-mère enfilait en sortant chercher leur ration de pain. Elle enleva même ses grosses moufles qu'elle ne quittait pas de l'hiver et elle les mit sur les mains pesantes et gourdes de la grand-mère. Faïa était sûre que toute cette chaleur allait pénétrer le corps glacé, le remplir de vie. Elle savait qu'il fallait combattre aussi la deuxième cause de mort – la faim. Mais sur le rayonnage d'une petite armoire où la grand-mère rangeait leur pain, il ne restait plus que quelques miettes. Faïa les ramassa une à une, précautionneusement.
Le matin suivant, la grand-mère ne se réveilla toujours pas. Et pourtant Faïa l'espérait tellement, surtout le matin… Avec le même espoir fou elle rouvrit la porte de la petite armoire, mais il n'y avait même plus de miettes. Elle essaya d'allumer le poêle, n'y parvint pas, alla se recoucher. Elle sentit une étrange brume l'envelopper. Il lui sembla qu'elle n'avait plus froid…
Svetlana la trouva recroquevillée sur le plancher près de la porte d'entrée. Elle vivait elle aussi au cinquième étage de cet immeuble. Il n'y restait plus personne d'autre: tous les habitants étaient morts, disparus, partis. La plupart des portes demeuraient ouvertes, les fenêtres camouflées transformaient en crépuscule même les rares journées ensoleillées.
Avant la guerre, Svetlana n'était pas ce que prétendaient les mauvaises langues. Tout simplement une «joyeuse demoiselle» aimant les hommes qui ne comptaient pas chaque rouble, se plaisant dans l'atmosphère des restaurants alourdie par l'odeur du tabac et des plats épicés.
En plein Blocus, les militaires de passage à Leningrad qu'elle rencontrait à l'angle d'une rue et qu'elle amenait dans sa chambre étaient un moyen pour survivre. Devait-elle, comme les autres, s'échiner à l'usine quatorze heures par jour pour une livre de pain? Ou creuser des tranchées antichars? Ou, pis encore, escalader les toits couverts de glace pour éteindre les bombes incendiaires?
Les officiers, en partant, laissaient sur la table des boîtes de conserve, du pain, des biscuits secs. On pouvait vivre…
Dans la chambre de Svetlana, Faïa chauffait le poêle au rouge en y jetant des morceaux de bois. Ils provenaient des objets les plus divers: on y reconnaissait des pieds de chaises, des plinthes arrachées et coupées à la hache et même les planches d'une luge. C'est justement en cherchant du bois que Svetlana était entrée dans leur appartement qu'elle croyait vide depuis longtemps.
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