Déjà les moniteurs nous poussaient au-dehors des carrés, saisis d'indignation. Déjà on nous arrachait nos instruments. Mais nous, nous tortillant entre les mains qui nous portaient presque, nous lancions au clairon nos derniers rugissements, arrachions du tambour les ultimes pulsations syncopées.
– C'est du hooliganisme pur et simple! piaillait du côté des chaises une voix nasillarde.
La porte claqua derrière nous. Nous nous retrouvâmes dans un minuscule réduit où la femme de ménage rangeait ses balais, ses torchons et ses seaux… Une étroite fenêtre poussiéreuse donnait sur une courette où l'on avait entassé, en prévision de la visite des dirigeants, tout ce qu'il y avait de vieux, de cassé, de laid dans l'univers immaculé de ce camp de pionniers. Des lits de fer en morceaux, une armoire aux portes défoncées, quelques matelas éventrés. Ce tas était couronné d'un grand portrait au cadre brisé, celui du maréchal Vorochilov tombé en disgrâce quelques mois auparavant.
La porte fermée, nous restâmes seuls. Nous nous taisions.
Nos pensées allaient vers cette question essentielle qui, après ce qui s'était passé, avait acquis la netteté d'une interrogation inévitable. Pourquoi ces marches et ces chants? Pourquoi cette ferveur que nous devions entretenir en nous jour et nuit? Au nom de quoi? Pour la gloire de qui?
Non, nous n'étions pas de petits imbéciles grisés par la beauté abstraite et idéale de quelque «isme». Tout ce que nous appréciions dans ce monde était, au contraire, très matériel, concret, palpable. De nos parents nous avions appris une sereine indifférence face au torrent idéologique qui se déversait quotidiennement des ondes, des journaux, des tribunes.
Non, nous n'étions pas dupes. N'avions-nous pas été témoins d'une scène qui se répétait chaque fois qu'un nouvel invité pénétrait dans votre pièce? Iacha indiquait du doigt une photo au mur et, sans baisser la voix, commentait:
– Et cela, c'est mon oncle, journaliste. Tué à la Kolyma par Staline et compagnie.
Il parlait ainsi avant le dégel, sans hésiter, sans faire attention aux mises en garde de ta mère qui murmurait d'un ton anxieux:
– Iacha, tu sais bien que…
Grâce à mon père, nous avions découvert peu à peu la face cachée de la Grande Victoire. L'ombre du généralissime triomphant ne hantait pas nos rêves héroïques.
Non, nous n'étions pas tout à fait dupes.
Pourtant, chaque été nous reformions nos rangs et mettions le cap sur l'horizon radieux. Mais il n'y avait aucune feinte, aucune hypocrisie dans nos chansons sonores qui célébraient le jeune cavalier rouge et les travailleurs du monde entier…
Et si, lors de notre réclusion dans le petit réduit, quelqu'un nous avait posé cette question simple: «Au nom de quoi sonne chaque été le clairon et explose le roulement du tambour?», la réponse aurait été simple, elle aussi. Nous aurions répondu tout bêtement: «Au nom de notre cour.»
Oui, au nom de ces trois bâtisses rouges construites à la va-vite sur un sol encore farci de l'acier de la guerre. Au nom du triangle de ciel au-dessus d'elles, au nom des bancs envahis de jasmin. De la table de dominos. Du Passage.
Au nom de cet homme au grand crâne pâle, cet homme qu'on avait retiré d'un bloc de cadavres gelés. À l'intérieur du bloc que lentement recouvraient les beaux flocons des contes de Noël battait silencieusement un cœur. L'unique cœur vivant de tout le bloc. Il avait eu une chance folle, cet homme, de se trouver à l'intérieur. Protégé par les autres. Par la mort des autres.
Le clairon et le tambour célébraient cette chance folle.
Ils vibraient aussi au nom d'un soldat. Celui-ci était resté tout seul face au ciel qui se brisait et retombait sur la terre en flammes et en éclats d'acier brûlants. Le soldat, tirant son fusil à lunette, s'agitait entre les cratères qui se creusaient avec la précision d'un tir d'artillerie bien préparé. Secteur après secteur. À gauche, à droite. Plus près, plus loin. La terre se dérobait sous les pieds, les arbres s'envolaient dans les bourrasques des feuilles, laissant le soldat seul sur la terre nue. Il vit le village où quelques instants avant il choisissait ses cibles vivantes. Il n'y avait maintenant plus personne à tuer dans les décombres des petites maisons. Le soldat se jeta dans un cratère, il savait que le deuxième obus ne vient jamais se loger dans un trou déjà creusé. La probabilité. Il n'eut pas le temps de se rappeler cette règle salvatrice. L'onde du nouvel obus le rejetait dehors…
Que devaient-ils devenir, ces deux hommes? Si l'on croyait à la probabilité… Le premier – une unité anonyme parmi des millions de blocs glacés. Le second – un cul-de-jatte misérable, un ivrogne qu'on retrouverait un jour mort dans sa caisse roulante.
Le rugissement du clairon et la grêle du tambour célébraient chaque été le tour que ces deux hommes avaient joué aux lois de la probabilité!
Au nom de quoi?
Au nom du silence de nos mères. Enfants, nous n'avions rien pu apprendre ni de la mienne sur la Sibérie ni de la tienne sur Leningrad assiégé.
– Je vous raconterai plus tard, c'est si loin, il faut d'abord que je m'en souvienne…, disaient-elles, et elles ne racontaient rien.
Elles savaient que dans la tête d'un enfant une mère doit rester libre de souffrance, de larmes, de mal.
Au nom de qui?
Au nom de ces femmes qui surent dans la misère et l'humiliant entassement communautaire nous tailler notre part d'enfance, de rêves, de soleil. Ta mère, en épluchant précautionneusement les grosses pommes de terre, nous racontait à la manière d'une légende:
– Et le plus surprenant, c'est que Pouchkine, en route vers le lieu du duel, a croisé sa femme. Oui, leurs équipages sont passés l'un à côté de l'autre. Si elle l'avait vu, le duel aurait pu être évité. Vous imaginez! Malheureusement elle était myope, comme moi…
Et dans notre pièce, ma mère, en attendant que le linge dégèle, nous parlait de la Sibérie:
– … Au village, les portails des isbas avaient toujours une petite ouverture, comme un petit guichet, et chaque soir les habitants déposaient un peu de pain et un pot de lait, pour les vagabonds. Ils ne se couchaient pas sans l'avoir fait…
– Et le Blocus? Et les prisons?
– Je vous raconterai plus tard, c'est si loin, il faut d'abord que je m'en souvienne…
Non, nos chants n'étaient pas hypocrites. Car nous chantions notre joie de vivre. La joie de naître à l'encontre de toutes les probabilités calculées par les gens de bon sens, au mépris de toutes les guerres inventées par les faiseurs d'Histoire. La joie de naître, de vivre et de savoir qu'il n'y a rien de meilleur en ce monde que les lentes paroles d'une femme aux mains rouges assise dans une chambre qui sent la fraîcheur neigeuse du linge givré.
Au nom de quoi?
Au nom de ce cri qui résonnait par une soirée d'été au-dessus de notre cour.
– Iacha!
Quand Iacha et mon père rentraient on ne distinguait plus dans l'obscurité que la silhouette d'un seul homme – grand et fortement bâti.
Au nom de ce cri…
Lorsque dans notre réduit il commença à faire noir, nous retirâmes deux clous qui bloquaient la petite fenêtre et, ramassant nos instruments, nous nous glissâmes au-dehors. Tout le camp était déjà endormi. Seules les vitres du cabinet du directeur étaient éclairées. De là parvenaient des éclats de rires, le tintement étouffé des couverts, des voix féminines. L'administration, visiblement, essayait d'effacer la mauvaise impression des dirigeants en organisant un banquet.
– C'est fou ce qu'ils doivent bouffer là-bas! remarquas-tu en claquant de la langue.
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