Olia remit la mallette à sa place, glissa avec précaution et du bon côté le carnet d'adresses dans la poche intérieure de la veste. Le silence de la chambre lui semblait étrangement profond, inhabituel. «C'est peut-être parce que nous ne sommes pas à l'"Intourist" mais au "Rossia", pensa-t-elle. Il y a moins de circulation.» Elle s'approcha de la fenêtre, écarta le rideau et réprima un «Ah!» de surprise.
La première neige tombait. Les arbres enneigés, les voitures blanchies, en bordure des trottoirs… Olia ne put résister et entrouvrit l'étroit vasistas latéral. La première bouffée fut difficile à aspirer – tellement acre était cette odeur vertigineuse de l'hiver. «C'est bien que la neige tombe, pensa Olia. Quand il gèlera, j'irai à Borissov, au cimetière.» Et elle s'imagina – ressentant non plus de la douleur, mais une amertume calme, incrustée quelque part sous son cœur – une journée d'hiver grise; entre les grilles, les étroits passages au sol gelé crissant sous les pas, les arbres nus, et ces deux tombes, couvertes de neige et des dernières feuilles, qui, sans plus l'effrayer, gardent sous le pâle ciel d'hiver cet inconcevable silence attentif.
Seule la Moskova était noire. Et au-dessus d'elle, de tous les côtés, s'élançant vers le haut ou s'immobilisant dans l'air, voltigeait un voile blanc. Tout à coup dans cette profondeur neigeuse et glacée trembla le son assourdi des cloches. Ce n'était pas l'horloge du Kremlin, mais un carillon grêle et lointain. Il sonnait au clocher d'une petite église perdue sous cette neige silencieuse, quelque part près de Taganka. «A chacun sa croix…», se souvint Olia. Et elle sourit. «Et à chacun sa première neige…»
Elle ferma la fenêtre, s'approcha du lit et regarda le Français qui dormait. «Sans vêtement, il a l'air d'un adolescent, se dit-elle. J'ai dû le geler avec cette fenêtre ouverte.» Elle ramena avec précaution la couverture sur lui, se glissa à ses côtés. Lentement, un peu raide, elle s'étendit sur le dos.
Tout se mit brusquement à tournoyer devant ses yeux – des bribes de conversations, la sensation sur ses lèvres de tous les sourires de la journée, les gens, les visages… les visages… Juste au moment de sombrer, à la manière d'une prière enfantine à demi chuchotée, une pensée l'effleura: «Ce serait bien s'il me payait en devises… Je pourrais racheter l'Etoile du père…»
Andreï Makine naît le 10 septembre 1957 à Krasnoïarsk (Sibérie). Il obtient un doctorat en lettres de l'Université d'État de Moscou Lomonossov après avoir déposé une thèse sur la littérature française contemporaine. Il enseigne ensuite la philosophie à l'Institut Novgorod et collabore à la revue russe Littérature moderne à l'étranger.
En 1987, dans le cadre des échanges culturels entre la France et l'URSS pendant plus de 1 an, il est lecteur dans un lycée. C'est à ce moment qu'il décide de rester en France. Il obtient l'asile politique et se consacre à l'écriture tout en donnant quelques cours de littérature et de culture russe à l'École normale supérieure et à Sciences Po.
Après le refus de ses premiers manuscrits par les éditeurs, le premier qu'il réussit à faire éditer est La fille d'un héros de l'Union soviétique en 1990 en faisant croire que celui-ci est une traduction du russe. Deux ans plus tard, il dépose une thèse de doctorat à la Sorbonne consacrée à l'œuvre de l'écrivain russe Ivan Bounine (1870-1953). Il obtient en 1995 le prix Goncourt, le prix Goncourt des lycéens et le prix Médicis ex æquo pour son roman Le Testament français.
[1]Large rebord du poêle russe sur lequel on peut s'allonger. (N.d.T., comme pour toutes les autres notes.)
[2]Collaborateurs de l'occupant.
[3]Les vingt-huit soldats d'un régiment défendant Moscou qui se sont sacrifiés en se jetant avec leurs grenades sous les chars, arrêtant ainsi la percée des Allemands sur la capitale, au cours de l'hiver 1941.
[4]Commissariat du peuple pour les affaires intérieures, police politique chargée sous Staline des répressions et des purges.
[5]La correspondance de guerre était pliée en forme de triangle.
[6]Avis de décès venant du front.
[7]Cri joyeux invitant les mariés à s'embrasser.
[8]Comité de district du P.C.
[9]Paysan aisé considéré comme un ennemi du pouvoir soviétique sous Staline.
[10]Plante à demi sauvage que l'on trouve en Russie sur le bord des chemins.
[11]«Dans mon armée, je n'ai pas de prisonniers de guerre.» La formule de Staline donna lieu à une pratique généralisée: tout militaire soviétique revenant de captivité était envoyé dans les camps. Les militaires prisonniers à la suite d'une blessure ou qui avaient réussi à s'évader subissaient le même sort.
[12].Fouille (argot des camps).
[13]Actrice soviétique bien connue du public depuis la fin des années 50.
[14]Organisation de la Jeunesse communiste.
[15]Félix Dzerjinski, fondateur de la Tcheka, devenue sous Staline le N.K.V.D.
[16]Le nom patronymique s'emploie lorsqu'on s'adresse
[17]Université d'État de Moscou.
[18]Comité d'entraide économique des pays de l'Est.
[19]Magasin réservé aux étrangers qui paient en devises.
[20]Formule de Maïakovski.
[21]Titre honorifique que l'on décerne aux mères de famille nombreuse.
[22]Poupée gigogne russe.
[23]Autorisation de résidence nécessaire pour habiter une ville. On l'obtient très difficilement à Moscou.
[24]Informations du soir.
[25]Comité qui s'occupe de toutes les organisations de jeunesse dans le monde.
[26]Hautes bottes de feutre.
[27]Petit accordéon russe.
[28]Petite pomme, chanson de marin.
[29]Comité régional du Parti.
[30]Il existe un type de Beriozka ouverte aux Soviétiques qui ont travaillé à l'étranger et ont échangé leurs devises contre des bons d'achat.
[31]Appartement communautaire.
[32]Usine textile au bord de la Moskova, au centre de Moscou.
[33]Les voies du Seigneur sont impénétrables.
[34]Et pourquoi les bananes sont-elles courbes?
[35]«Mon bon ami, toute théorie est grise, mais vert et florissant est l'arbre de la vie.» Goethe, Premier Faust.