À l'accueil de l'hôpital, 11 me fallut un assez long moment pour prouver que j'étais solvable. L'employée m'expliquait en détail quel genre d'assurance médicale je devais avoir pour être admis. La serviette sur mon épaule ne retenait plus le sang qui coulait le long du bras. Je parvins à lui faire accepter ma carte bancaire. Elle téléphona à un supérieur pour se rassurer. Sur les murs, je regardai les photos qui faisaient valoir l'appareillage le plus performant dont disposait ''hôpital. Tout en parlant, l'employée frotta ma carte avec un kleenex pour enlever les traces de sang puis s'essuya les doigts avec un tampon imbibé d'alcool.
Dans le couloir où l'on me fit attendre, je tombai sur toute une rangée de jeunes cuisiniers avec leur habit blanc, certains leur toque sur la tête. Tous, dans le même geste, tenaient leur main blessée enveloppée dans un pansement de fortune. On aurait cru voir les victimes d'un tueur maniaque décidé à exterminer tous les mitrons. La fatigue m'empêcha d'abord de comprendre qu'il s'agissait tout simplement d'accidents du travail. Des centaines de restaurants de la côte, des couteaux qui coupent un doigt en même temps qu'une tranche de bifteck… En attendant mon tour, je repensai à la pingrerie de Vinner qui avait engagé ce tueur pas vraiment professionnel, un contrat bon marché pour la proie facile que j'étais. Je me souvins de l'employée qui m'expliquait très logiquement pourquoi je n'avais pas droit aux soins. Ce monde avec son air victorieux me parut tout simplement triste comme un livre de comptabilité qu'on aurait voulu égayer de quelques vues marines.
L'infirmière qui vint me chercher crut que j'avais perdu connaissance. Je restais immobile, les yeux fermés, la nuque contre le mur. Dans le questionnaire que l'employée de l'accueil m'avait dit de remplir, je venais de trouver, en dernière position, cette formule: « Person to contact in case of emergency.» J'avais répondu à toutes les autres questions et je m'apprêtais à marquer un nom en face de celle-ci… Le nom d'un proche, d'un ami. Je pensai à toi. À Chakh. Dans un éclair de mémoire, je revis une femme aux cheveux blancs, au milieu de la steppe… Je me rendais compte que vous étiez les seules personnes dont j'aurais pu marquer le nom sur les lignes du questionnaire. Les seules parmi lesquelles je me sentais encore vivant.
La nuit, à l'hôpital, je tirai de mon sac de voyage le classeur avec le bloc de papier que Vinner m'avait transmis. Puis le journal anglais – la photo de Chakh, la légende: «L'un des barons de la filière nucléaire.» Cette photo, cette légende idiote. Il ne resterait rien d'autre de sa vie.
En ouvrant le classeur, je tombai sur un cliché que Vinner avait dû glisser en appât. Je l'examinai, le reconnus… Il y a des années, je passais avec toi deux semaines en Russie, après plus de trois ans vécus à l'étranger. C'était en février, l'abondance de lumière claironnait déjà le printemps. Grisés par ces journées de soleil, nous avions cru, un instant, pouvoir vivre la vie des autres, avec la paisible accumulation des souvenirs, des lettres, des photos. J'avais acheté un appareil et pour le tester avais fait un premier essai, l'objectif tourné vers le bas. Cela avait donné ce cliché étrange: le sol enneigé, la travée d'une vieille clôture en bois, deux ombres sur la surface blanche éblouissante de soleil. Nous n'avions pas gardé les photos prises durant ces deux semaines. Elles auraient pu nous trahir au moment d'une perquisition. Seule cette vue, sans repères, sans date s'était mise à voyager avec nous (tu en faisais parfois un marque-page), indéchiffrable pour les autres.
«Tout ce qui restera de sa vie.» Je fis taire cette pensée avant de l'avoir vraiment formulée. Trop tard, car la vérité était là, imparable. Tout se résumerait bientôt à cette vue d'hiver sur laquelle j'étais seul à pouvoir encore discerner tes traits, deviner l'une des journées de ta vie.
Ma propre disparition, qui n'était pour Vin-ner qu'une question d'organisation, apparut soudain sous un aspect tout autre que lesjeux de filatures et de poursuites. Avec stupeur, je me vis être le dernier qui pût parler de toi, dire ton vrai nom, te faire exister parmi les vivants, ne fût-ce que par le dérisoire rappel du passé.
Je me mis fébrilement à chercher quelques éclats de notre vie ancienne, éclats de villes, de ciels, de joies. Ils surgirent et s'effritèrent rapidement sous le toucher de la mémoire. Il me fal lait un fait plus solide, une parcelle de toi qui imposerait son évidence. Une fiche d'état civil presque, avec les informations, pensai-je, bêtement administratives mais irréfutables, comme lieu et date de naissance…
Lieu et date de naissance… Je répétai ces données qui étaient censées retenir ta vie au bord de l'oubli, je me rappelais maintenant le jour où je les avais apprises. Une journée pluvieuse, en Allemagne, notre voyage qui m'exaspérait par son absence de but lorsque soudain ce but surgit. Tes paroles.
C'était quelques mois avant la fin de cette vie nomade qui était la nôtre depuis tant d'années… Tu m'indiquas une ville dans ce qui, récemment encore, était l'Allemagne de l'Est et nous partîmes, en franchissant bientôt la frontière abolie. Le contraste était toujours visible: «Un garrot a sauté, me disaisje, et les bienfaits occidentaux vont maintenant se déverser dans le membre longtemps comprimé. Les bienfaits ou peut-être le venin. Les deux sans doute.» On constatait déjà le début de ce transvasement. Les routes commençaient à être refaites, les façades se décrassaient. Mais la pluie ce jour-là escamotait les changements sous la grisaille d'automne, mélangeait les deux Allemagnes dans la même question: «Comment peuvent-ils vivre dans ces petites villes noires, humides et qui s'endorment à six heures du soir?» Dans une rue, une fenêtre donnant sur un carrefour sale et bruyant me laissa voir, un instant, un rideau en tulle très blanc, une plante fleurie, une multitude de petits vases et figurines en faïence – tout cela à trois mètres des gros camions qui grimpaient en rugissant sur un viaduc. Et plus loin, dans l'en trée basse d'une brasserie, s'attroupaient des hommes en costumes folkloriques et leurs rires se mêlaient à une musique aux sons stridents et rieurs.
Cette course vers l'est me devenait de plus en plus pénible. Avant de partir, tu m'avais vaguement expliqué que nous avions un contact à reprendre dans l'une de ces villes que j'avais hâte de traverser. Leur laideur, la pauvreté des forêts nues rendaient le but de notre course par avance incertain, fondu dans l'air glauque de cette journée de pluie. Absurde comme tout notre travail à présent, pensaije, en me souvenant de ma première visite à Berlin encore divisé par le Mur. Ton silence, le silence de quelqu'un qui sait où il va, me pesait. C'est en voyant les rideaux de tulle, en entendant le tintamarre folklorique que je me mis à parler en feignant l'ironie:
«Je sais que je suis devenu suspect à tes yeux et aux yeux de Chakh. Comment donc! J'ai osé mettre en doute l'utilité de notre héroïque activité. Mais même croulant sous vos soupçons, je pense avoir le droit de savoir ce que nous sommes en train de faire dans ce petit bled moisi…»
Ce ton n'était qu'une nouvelle tentative de provoquer une vraie explication, de te faire dire les doutes que je devinais en toi. Tu me regardas avec l'air de ne pas comprendre et tu répondis seulement: «Je ne sais pas… » Puis devant mon air interdit, t'éveillant de tes pensées, tu ajoutas:
«Nous sommes en train de chercher l'endroit exact de ma naissance. Cela ne doit pas être loin. À la sortie de ce village, peut-être. On a pas mal construit, depuis… Oui, j'ai pensé que cela pouvait t'intéresser. Et comme nous avions trois heures devant nous… Ce doit être par ici. Sous ces entrepôts. Joli lieu pour naître. On fait quelques pas?»
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