Andreï Makine - Requiem pour l'Est

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Je me savais a present incapable de dire la verite de notre temps. Je n'etais ni un temoin objectif, ni un historien, ni surtout un sage moraliste. Je pouvais tout simplement reprendre ce recit interrompu alors par la nuit, par les routes qui nous attendaient, par les nouvelles guerres.» Un medecin militaire, engage par les services de renseignements sovietiques, retrace l'hallucinant destin de son grand-pere Nikolai et de son pere Pavel, les oppressions des annees 20, les purges, les violences nazies et la Seconde Guerre mondiale… Un chant pour les morts d'hier et aujourd'hui, une tragedie jalonnee de crimes, de viols et d'illusions perdues.
***
Complexe, la trame chronologique de cette fresque romanesque nous mène de la Russie des Rouges et des Blancs à la Floride en passant par l'Angola, I'Afghanistan, le Nicaragua… Le narrateur est un médecin militaire engagé par les services de renseignement soviétiques. Il a mission de recueillir des informations dans les pays où se cristallisent les tensions entre Américains et Russes, et de démanteler des réseaux de vente d'armes. L'Est dont Makine entonne le requiem est "cet écrasant empire, cette tour de Babel cimentée de rêves et de sang" qui s'est désagrégée, transformant ses "perspectives en impasses" et son Kremlin en "une grosse tumeur mafieuse dont les métastases minent le pays tout entier". L'écrivain charrie de concert la dénonciation politique (tirades contre le jeu pervers des puissances pour lesquelles la soif de pétrole et d'or compte plus que la vie des populations), le cri humanitaire, l'évocation des oppressions dont a souffert sa terre natale, et le roman d'espionnage.

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Je pensais qu'à toutes ces objections on pouvait ajouter aussi les guerres provoquées pour tester de nouvelles armes et les guerres décidées pour baisser le prix d'un baril de brut. Et bien d'autres revers des choses. Mais je laissais Vinner exécuter son numéro comme on laisse un guide terminer une excursion dans un site sans intérêt. Il ne prit pas de café mais une boisson lactée, très moussante. Et les dernières explications (il parlait de la réussite du melting-pot: «Au soleil tous les chats sont bronzés, n'est-ce pas? ») s'accompagnaient de succions gargouillantes et rythmiques. Je me disais que le seul argument en accord avec la bonhomie de notre entrevue eût été de critiquer l'obésité de certains vacanciers autour de nous… Vinner regarda sa montre et se hâta de conclure.

«Je verrai ce que je peux faire. Je ne promets rien, des médecins, vous savez, il y en a ici tant et plus. Mais j'ai un ami qui sera peut-être intéressé par votre expérience de médecin en Tchétchénie. J'aurai une réponse dans… euh… disons quatre ou cinq jours.»

C'était la légende que nous avions rapidement fabriquée avec Chakh: un médecin militaire qui fuyait le Caucase via la Turquie, pour atterrir en Amérique. Très sommaire, elle avait l'avantage de correspondre à mon métier d'autrefois et de croiser le métier de Vinner. «Quatre ou cinq jours», c'est-à-dire jusqu'au retour de son collaborateur parti en Chine. J'eus envie de ne pas attendre, de lui dire qui j'étais et pourquoi j'étais venu. Notre voisine obèse se leva et, comme dans un gag à la télévision, faillit soulever le fauteuil en plastique moulé à ses hanches. Vinner me lança un clin d'œil en aspirant bruyamment le reste de l'écume au fond de son verre.

J'avais besoin de mots qui auraient éclipsé ce soleil, effacé la blancheur du sable, figé les cris, les éclats de rire. Des mots qui auraient été nuit, granit noir et humide des rues, solitude. Je comprenais que je n'étais jamais sorti de cette nuit et que le paradis balnéaire de Vinner était une époque future dans laquelle j'avais pénétré par erreur, et que dans quatre ou cinq jours je devrais revenir dans ma nuit.

«Je vais lui demander le sucre, il a oublié…»

Je me levai, j'allai au bar qui se trouvait à l'autre bout de la terrasse. Il me fallut attendre que le barman émerge d'un buffet où il rangeait bruyamment les bouteilles vides. La colonne décorative qui s'élevait du comptoir jusqu'au plafond était recouverte de fragments de miroir. Un des éclats cadra la table que je venais de quitter et celle, derrière la nôtre, occupée par un homme qui lisait un journal. Tout au long de notre déjeuner j'avais entendu le froissement des pages. À présent, dans le reflet, je voyais distinctement son visage. Il avait abaissé le journal et il parlait, sans avoir l'air de s'adresser à quiconque. Vinner était légèrement tourné vers cette bouche qui parlait dans le vide. Quelques secondes après, il eut un petit hochement de tête. Le lecteur de journal ramassa le sac posé sous la table et partit. Son visage, reflété par la colonne, sauta d'un carré de miroir à l'autre…

Vinner prenait donc mon apparition plus au sérieux que les bavardages sur l'homme nouveau et le melting-pot de plage ne le laissaient entendre. Je trouvai mon propre reflet dans l'un des éclats. Je ne savais pas s'il avait pu reconnaître ce visage avec des lunettes à monture dorée, avec cette barbe. Je ne savais pas ce que représentaient pour lui ces années qui le séparaient de la poussière et de la chaleur d'une capitale africaine où se préparait une guerre, où nous l'avions vu pour la première et la dernière fois. Certainement, ce n'était, pour lui, qu'un passé étouffé, volontairement rayé de la mémoire, rejeté dans la préhistoire médiocre de son glorieux présent. Je ne savais même pas de quelle manière le fait de t'avoir trahie était conservé, porté, supporté dans les brefs moments de vérité et de solitude qu'il ne pouvait éviter…

«Attention aux coups de soleil, me prévint-t-il en me quittant, et aux voleurs. Ils flairent les étrangers à dix kilomètres. Surtout les jeunes Noirs et aussi les Latinos, quelle engeance!

– Ah bon, je pensais que le melting-pot…

– Non mais ça, c'est entre nous, de Russe à Russe. Ne le répétez pas, sinon vous allez vous faire lyncher.»

Le soir, le taxi avançait lentement, souvent gêné par les voitures qui cherchaient à se garer près des restaurants, par la foule des jeunes vacanciers qui entamaient leur nuit de fête. Il pleuvait une fine poussière chaude. Un vernis noir luisait sur la peau hâlée de ces jeunes passants très peu vêtus. Plus encore que sur la plage, on devinait leur avidité de vivre, leur nonchalante revendication de bonheur… Le chauffeur, comme je le lui avais demandé, sortit de Destin, longea la côte. Il y avait beaucoup trop de mouvement dans ces rues pour savoir si on avait droit à une escorte. Je jetai un dernier coup d'œil par la vitre arrière, puis demandai de rebrousser chemin. Je me rendais compte qu'il était sans importance de comprendre ce que Vinner savait ou ne savait pas et comment il s'apprêtait à réagir à mon apparition. Je n'avais ni à me protéger, ni surtout à imaginer ce que serait ma vie après ce voyage à Destin. Tout ce qui me restait à vivre se concentrait ici, en ces heures-là.

Le taxi me déposa dans une rue étroite et calme, une rue de villas qui paraissaient déjà assoupies. On entendait la pluie, plus dense qu'il y a un moment, et quelque part au fond de la végétation touffue, les voix d'un téléviseur, ces répliques d'un film de science-fiction sans doute et qui évoquaient une civilisation du vingt-cinquième siècle. De l'effervescence de la ville, il ne restait qu'un halo de clarté délavée dans le ciel. Je marchai en perdant peu à peu l'écho de la conversation des hommes des siècles futurs, n'entendant plus que la pluie. Je reconnus la maison de Vinner aux ornements en fer forgé de la grille.

L'obscurité était entrecoupée de pans bleuâtres le long des réverbères. L'alternance de cette lumière crue et des feuillages noirs transformait ma venue en un étrange négatif de ma première visite, la veille, dans le soleil matinal. La répétition était si exacte qu'elle allait laisser le loisir d'observer de brèves trouées d'absurde et de mutisme entre les mots et les gestes.

Le gardien surgit, vêtu d'un coupe-vent, me regarda à travers la grille, disparut dans la guérite. L'interphone chuinta, j'épelai mon nom, puis le nom de celui qui me recommandait… Les questions pâteuses du gardien revenaient inchangées depuis la veille, comme dans les refrains rimés d'un jeu d'enfants. Vinner sortit sur le perron, une kyrielle de lumignons brilla, traçant la courbe de l'allée qui menait vers la grille. Il s'approcha, en cillant sous les gouttes de pluie, me vit, effaça rapidement d'un sourire un léger tic de dépit ou de crainte qui s'embusqua dans l'une des rides de ce sourire forcé. Avant qu'il n'atteignît la grille, un chien puissant mais parfaitement silencieux s'interposa, dressa vers moi tout son corps long et musclé, bouillonnant d'une énergie difficilement contenue. Vinner me fit entrer, toujours en souriant, en écar-quillant les yeux et en aspirant comme quelqu'un qu'on eût dérangé dans la première somnolence de la nuit.

«Vous savez, ici, en Occident, venir comme ça, sans prévenir, vers dix heures du soir, est le moyen le plus sûr de provoquer un infarctus chez vos connaissances. Essayez de le faire à Paris ou à Londres. Vous sonnez à l'improviste, on vous ouvre et vous annoncez comme nous le faisions en Russie: voilà, je passais dans la rue, j'ai vu que c'était allumé chez vous, j'ai décidé de monter. L'arrêt cardiaque garanti! Bon, j'exagère un peu, entrez, j'ai du bon whisky…»

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