Le soir, en rentrant à Destin, je lus la page du journal anglais qui publiait la photo de Chakh. La fatigue, le dégoût, la peur affluaient à présent sur moi avec le retard d'une onde de choc. Mais plus forte que ces émotions retardées était la surprise. Je ne parvenais pas à croire à la mort de Chakh. Ou plutôt en admettant qu'on ait pu le tuer, je le voyais pourtant vivre, d'une vie plus libre même que la mienne et dont je cherchais en vain à saisir le sens. Elle m'apparaissait comme la vie de ces soldats qui, à la guerre, protégeaient la retraite d'une armée et se sacrifiaient en sachant que leur mort ferait gagner quelques heures aux troupes retirées. Je pensais à leur présence étrange dans cette pause sciemment acceptée entre la vie et la mort. Quelques heures, une journée peut-être et cette intensité toute neuve du regard et déjà l'abandon de tout ce qui, la veille encore, semblait important.
En restant sur ce banc à moitié enlisé dans le sable, on ne remarquait pas la force du vent. Derrière la dune, à l'abri, la première clarté du matin donnait déjà l'impression d'une belle journée de soleil, oisive et chaude. C'est en se levant qu'on sentait le souffle qui avait blanchi la mer et criblait le visage de minuscules piqûres de sable. D'ailleurs même assis, j'apercevais sur la crête de la dune des tourbillons qui s'élevaient un instant et retombaient avec un bruissement sec, heurtant les touffes de longues herbes emmêlées. Deux ou trois fois, lancé de la plage, un cerf-volant incisa l'air au-dessus de la crête, puis disparut en obliquant dans une trajectoire tendue et sifflante…
Je m'étais levé bien avant le jour, sans avoir vraiment dormi, et en allant vers la mer je l'avais surprise encore dans sa vigilante lenteur nocturne. J'avais nagé au milieu de l'obscurité rythmée par de longues vagues silencieuses, perdant peu à peu toute conscience de ce qui m'attendait, tout souvenir du pays massé derrière la côte (l'Amérique, la Floride, prononçait en moi une voix perplexe), toute attache à une date, à un lieu. Du noir, un flot plus vif parfois surgissait, me recouvrait de son écume, disparaissait dans la nuit. Je me rappelais l'homme que j'allais revoir (un souvenir incontrôlable: la joue de Vinner avec une fine éraflure laissée par le rasoir). Je m'étonnais en pensant que la haine de cet homme était le tout dernier lien qui me rattachait encore à la vie de ceux qui vivaient sur cette côte endormie, à leur temps, à la multiplicité de leurs désirs, de leurs gestes, de leurs paroles qui reprendraient dès le matin. Le visage de Vinner s'estompait, je retournais à cet état de silence et d'oubli qu'un jour, sans pouvoir trouver le mot juste, j'avais appelé l'«après-vie» et qui était, en fait, ce qui me restait à vivre dans une époque révolue, dans ce passé que je n'avais jamais réussi à quitter… J'étais resté longtemps assis sur le sable, adossé à la coque d'une barque retournée. La nuit au-dessus de la mer formait un écran noir, profond et vivant, pareil à l'obscurité mouvante derrière les paupières closes. La mémoire traçait sur ce fond nocturne des visages d'autrefois, une silhouette égarée dans ces jours en ruine, un regard qui semblait me chercher à travers les années. Toi. Chakh. Toi… Les ombres de cette après-vie n'obéissaient pas au temps. Je voyais ceux que j'avais à peine connus ou ceux qui étaient morts bien avant ma naissance: ce soldat, les lunettes éclaboussées de boue, qui portait sur son dos un blessé, cet autre, étendu dans un champ labouré d'obus, ses lèvres entrouvertes vers lesquelles une infirmière approchait un petit miroir en espérant ou n'espérant pas capter une légère buée de souffle. Je voyais aussi celle qui me parlait de ces soldats, une femme aux cheveux argentés, arrêtée dans l'infini de la steppe et qui me regardait par-delà cette plaine, par-delà le temps, me semblait-il. Un homme aussi, un visage de quartz, un bandeau de pansements sur le front, qui parlait en souriant, narguant la douleur. Chakh marchant dans la foule, dans une avenue londonienne, il venait à notre rendez-vous, ne me voyait pas encore et je le piégeais dans cette solitude. Toi, devant une fenêtre noire qu'éclairait le rougeoiement des incendies dans les rues voisines. Toi, les yeux fermés, allongée à côté de moi dans une nuit de fin de combats et me racontant une journée d'hiver, la forêt muette sous les neiges, une maison qu'on découvrait en traversant un lac gelé. Toi…
Je m'étais redressé en remarquant que le sable commençait à se colorer dans la première lueur du matin. La nuit, toujours ce négatif qui m'abritait, allait se développer en gammes bleues et ensoleillées d'une journée balnéaire, se remplir de corps bronzés, de cris, s'imprimer dans un cliché photographique de belles vacances. Je m'étais dépêché de me retirer de ce cliché en développement, j'étais monté sur la dune (on voyait de son sommet, au loin, les premières maisons et la terrasse du café où Vinner allait me rejoindre dans deux heures et demie), je m'étais installé sur ce banc à l'abri du vent qui écrêtait déjà les vagues.
Le silence ensoleillé de cet endroit protégé par la dune et, en arrière, par les broussailles, distillait les bruits un par un: tantôt ce cri venant de la plage, tantôt le passage d'une voiture derrière les arbres. Ces bruits semblaient arriver de très loin, isolés par la distance, tels des signaux d'un monde étranger. Ce monde, une matinée de vacances de plus, se réveillait alentour dans la quotidienne bonhomie de ses habitudes et rendait ma présence ici de plus en plus incongrue. J'étais cet homme qui venait d'une époque oubliée pour demander des comptes à un vacancier qui, sans ma venue, se serait amusé avec ses deux enfants à construire des châteaux de sable ou à pêcher des coquillages… On entendait des voix plus fréquentes et plus distinctes que le vent apportait de la plage. La rumeur des voitures devenait plus soutenue. Il y avait un ton de tranquillité victorieuse dans cette cadence qui accordait peu à peu les bruits de la journée. La présence du revenant que j'étais ne pouvait absolument rien y changer.
C'est pourtant un bref à-coup dans ce rythme qui me tira de ma somnolence. Le bruit d'une voiture qui s'arrête et qui repart à fond de train. Tout se passe si vite que je ne me rends pas compte dans quel ordre arrivent les bruits. «Quelqu'un ouvre une bouteille de champagne», suggère une pensée engourdie par le soleil. Mais avant ce claquement sourd auquel subitement répond une douleur qui me brûle l'épaule, avant cette douleur, il y a ce bond: deux adolescents dévalent la dune, précédés de leur cerf-volant qui, malmené par le vent, se débat sur la pente, rebondit, fonce sur moi. Je m'incline pour l'éviter. Il m'embrouille de ses fils de nylon. C'est à ce moment que, derrière les arbres, quelqu'un ouvre une bouteille de Champagne. Les garçons se jettent vers moi, en criant des excuses, en me libérant. Leur «sorry» a l'intonation de: «On est désolé, mais il faut être le dernier des crétins pour se trouver sur ce banc, déjà tous ces baigneurs qui nous gênent sur la plage…» Pendant leurs manœuvres, j'ai le temps de reconstituer la suite des bruits. L'apparition, d'abord, du cerf-volant qui a frôlé ma tête. L'homme qui vient de tirer (avec un silencieux: le «Champagne»), en visant de sa voiture arrêtée derrière les arbres, a été dérangé par l'apparition des enfants. Il n'a pas répété son tir. Un professionnel aurait dû le faire, quitte à abattre deux lanceurs de cerf-volant. Je glisse ma main sous la serviette de plage autour de mon cou. Les doigts se souviennent des gestes anciens sur les corps des blessés: une plaie lacérée, pas plus, beaucoup de sang déjà. Ne pas faire peur aux enfants. Ils s'éloignent en grimpant sur la dune. Le vent fait faseyer les ailes de leur cerf-volant. Ils ne se sont aperçus de rien.
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