Julie s'intéressa ensuite au mouvement surréaliste. Luis Bunuel le cinéaste, Max Ernst, Salvador Dali et René Magritte les peintres, André Breton l'écrivain, tous pensaient pouvoir changer le monde grâce à leur art. En cela, ils ressemblaient un peu à leur bande des huit, chacun agissant dans son domaine de prédilection. Cependant, les surréalistes étaient trop individualistes pour ne pas se perdre très vite dans des querelles intestines.
Elle crut trouver un exemple intéressant avec les situa-tionnistes français dans les années soixante. Eux prônaient la révolution par le canular et, refusant la «société du spectacle», se tenaient virulemment à l'écart de tout jeu médiatique. Des années plus tard, leur leader, Guy Debord, devait d'ailleurs se suicider après avoir accordé sa première interview télévisée. Du coup, les situation-nistes sont demeurés pratiquement inconnus en dehors de quelques spécialistes du mouvement de Mai 68.
Julie passa aux révolutions proprement dites.
Dans les révoltes récentes, il y avait celle des Indiens du Chiapas, dans le sud du Mexique. À la tête de ce mouvement zapatiste, il y avait le sous-commandant Marcos, là encore un révolutionnaire qui se permettait d'accomplir des prouesses en les plaçant sous le signe de l'humour. Son mouvement était cependant fondé sur des problèmes sociaux très réels: la misère des Indiens mexicains et l'écrasement des civilisations amérindiennes. Mais la Révolution des fourmis de Julie n'était animée d'aucune colère sociale véritable. Un communiste l'aurait qualifiée de «révolution petite-bourgeoise» et elle avait pour seule motivation un ras-le-bol de l'immobilisme.
Il fallait trouver autre chose. Elle tourna encore les pages de l' Encyclopédie sortant du pur cadre des révolutions militaires pour aborder les révolutions culturelles.
Bob Marley à la Jamaïque. La révolution rasta était proche de la leur, dans la mesure où toutes deux étaient parties de la musique. S'y ajoutaient un discours pacifiste, une musique branchée sur les battements de cœur, l'usage généralisé du joint de ganja, une mythologie tirant ses racines et ses symboles d'une culture ancienne. Les rastas s'étaient donné pour référence l'histoire biblique du roi Salomon et de la reine de Saba. Mais Bob Marley n'avait pas cherché à changer la société, il avait simplement voulu que ses adeptes se décrispent et oublient leur agressivité et leurs soucis.
Aux États-Unis, certaines communautés quakers ou amish avaient établi des modes de coexistence intéressants mais elles s'étaient volontairement coupées du monde et ne fondaient leurs règles de vie que sur leur seule foi. En somme, de communautés laïques fonctionnant correctement et depuis déjà un certain temps, il n'y avait que les kibboutzim en Israël. Les kibboutzim plai saient à Julie parce qu'ils formaient des villages où ne circulait pas d'argent, où les portes n'avaient pas de serrures et où tout le monde s'entraidait. Les kibboutzim exigeaient cependant de chacun de leurs membres qu'il travaille la terre; or, ici, il n'y avait ni champ à labourer, ni vaches, ni vignes.
Elle réfléchit, se rongea les ongles, regarda ses mains et soudain cela fut pour elle comme un flash.
Elle avait trouvé la solution. Elle était devant son nez depuis si longtemps, comment ne pas y avoir pensé plus tôt?
L'exemple à suivre, c'était…
L'ORGANISME VIVANT: Nul n'a besoin de démontrer la parfaite harmonie qui règne entre les différentes parties de notre corps. Toutes nos cellules sont à égalité. L'œil droit n'est pas jaloux de l'œil gauche. Le poumon droit n'envie pas le poumon gauche. Dans notre corps, toutes les cellules, tous les organes, toutes les parties n'ont qu'un unique et même objectif: servir l'organisme global de façon que celui-ci fonctionne au mieux. Les cellules de notre corps connaissent, et avec réussite, et le communisme et l'anarchisme. Toutes égales, toutes libres, mais avec un but commun: vivre ensemble le mieux possible. Grâce aux hormones et aux influx nerveux, l'information circule instantanément au travers de notre corps mais n'est transmise qu'aux seules parties qui en ont besoin. Dans le corps, il n'y a pas de chef, pas d'administration, pas d'argent. Les seules richesses sont le sucre et l'oxygène et il n'appartient qu'à l'organisme global de décider quels organes en ont le plus besoin. Quand il fait froid, par exemple, le corps humain prive d'un peu de sang les extrémités de ses membres pour en alimenter les zones les plus vitales. C'est pour cette raison que doigts et orteils bleuissent en premier.
En recopiant à l'échelle macrocosmique ce qui se passe dans notre corps à l'échelle microcosmique, nous prendrions exemple sur un système d'organisation qui a fait ses preuves depuis longtemps.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
140. LA BATAILLE DE BEL-O-KAN
La Révolution des Doigts s'étend comme un lierre rampant. Les insectes sont maintenant plus de cinquante mille. Les escargots sont surchargés de fardeaux et de vivres. La grande mode artistique dans cette immense horde en transhumance est évidemment de se faire scarifier le motif du feu sur le thorax.
Les fourmis ont l'impression d'être comme un incendie qui gagne peu à peu la forêt, si ce n'est qu'au lieu de la détruire elles ne font que répandre la connaissance de l'existence et du mode de vie des Doigts.
Les révolutionnaires fourmis débouchent dans une plaine de genévriers où paissent benoîtement un millier de pucerons. Tandis qu'elles commencent à les chasser en les poursuivant et en les abattant au jet d'acide for-mique, elles sont surprises par quelque chose: l'absence de tout bruit.
Même si le principal mode de communication chez les fourmis est l'odorat, elles n'en sont pas moins sensibles à ce silence.
Elles ralentissent le pas. Derrière une herbe, elles voient se profiler l'ombre faramineuse de leur capitale: Bel-o-kan.
Bel-o-kan, la cité mère.
Bel-o-kan, la plus grande fourmilière de la forêt.
Bel-o-kan, où sont nées et mortes les plus grandes légendes myrmécéennes.
Leur ville natale leur semble encore plus large et plus haute. Comme si, en vieillissant, la Cité se gonflait. Mille messages olfactifs émanent de cet endroit vivant.
Même 103e ne peut dissimuler son émotion de la revoir. Ainsi donc, tout ça n'était que pour partir de là et y revenir.
Elle reconnaît des milliers d'odeurs familières. C'est dans ces herbes qu'elle jouait à l'époque où elle n'était qu'une jeune exploratrice. Ce sont ces pistes qu'elle a empruntées pour partir en chasse au printemps. Elle frémit. La sensation de silence se double d'un autre phénomène surprenant: l'absence d'activité aux abords de la métropole.
103e a toujours vu les grandes pistes qui y mènent saturées de chasseresses qui bringuebalaient leurs trésors et encombraient les voies d'entrée et de sortie. Là, il n'y a personne. La fourmilière ne bouge pas. Maman-ville ne semble pas contente de voir revenir sa fille turbulente, avec un sexe neuf, un groupe de révolutionnaires proDoigts et des brasiers fumants posés sur des escargots.
Je vais tout t'expliquer , émet 103e en direction de son immense cité. Mais il est trop tard pour ce faire: déjà, de derrière la pyramide surgissent, de deux côtés, deux longues files de soldates. Sous les yeux de la princesse, ces deux longues colonnes militaires apparaissent comme les mandibules de Bel-o-kan.
Leurs sœurs accourent non pour les féliciter mais pour les arrêter définitivement. Il n'a pas fallu longtemps en effet pour que se répande dans la forêt l'annonce de l'approche de fourmis révolutionnaires pro-Doigts utilisant le feu tabou et prônant l'alliance avec les monstres d'en haut.
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