— Ça va ? demanda-t-elle, désinvolte.
Il leva les yeux et mit un moment avant de la reconnaître :
— C'est toi ?
— Oui.
— Les provisions aussi ?
— Oui.
— Ben merci...
— ...
— Il est armé l'autre dingue ?
— J'en sais rien...
— Bon, ben... Salut...
— Je peux te montrer un endroit pour dormir si tu veux...
— Un squat ?
— Un genre...
— Y a qui dedans ?
— Personne...
— C'est loin ?
— Près de la tour Eiffel...
— Non.
— Comme tu voudras...
Elle n'avait pas avancé de trois pas qu'on entendit la sirène des flics qui s'arrêtaient devant un Nourdine surexcité. Il la rattrapa à la hauteur du boulevard :
— Tu demandes quoi en échange ?
— Rien.
Plus de métro. Ils marchèrent jusqu'à l'arrêt du Noc-tambus.
— Passe devant et laisse-moi ton chien... Toi, il te laissera pas monter avec... Comment il s'appelle ?
— Barbès...
— C'est là que je l'ai trouvé...
— Ah, ouais, comme Paddington...
Elle le prit dans ses bras et fit un grand sourire au chauffeur qui n'en avait rien à carrer.
Ils se rejoignirent au fond :
— C'est quoi comme race ?
— On est obligé de faire la conversation aussi ?
— Non.
— J'ai remis un cadenas mais c'est symbolique... Tiens, prends la clef. La perds pas surtout, j'en ai qu'une...
Elle poussa la porte et ajouta calmement :
— Y a encore des réserves dans les cartons... Du riz, de la sauce tomate et des gâteaux secs, je crois... Là tu trouveras des couvertures... Ici le radiateur électrique... Ne le mets pas trop fort sinon il saute... Il y a un chiotte à la turque sur le palier. Normalement, t'es tout seul à l'utiliser... Je dis normalement parce que j'ai déjà entendu du bruit en face, mais je n'ai jamais vu personne... Euh... Quoi encore ? Ah si ! J'ai vécu avec un toxico autrefois donc je sais exactement comment ça va se passer. Je sais qu'un jour, demain peut-être, tu auras disparu et vidé tout ce qu'il y a ici. Je sais que tu vas essayer de tout fourguer pour te payer du bon temps. Le radiateur, les plaques, le matelas, le paquet de sucre, les serviettes, tout... Bon... Je le sais. La seule chose que je te demande, c'est d'être discret. C'est pas vraiment chez moi non plus, ici... Donc je te prie de ne pas me mettre dans la merde... Si t'es encore là demain, j'irai voir la gardienne pour t'éviter des embrouilles. Voilà.
— C'est qui qui a dessiné ça ? demanda-t-il en désignant le trompe-l'œil.
Une immense fenêtre ouverte sur la Seine avec une mouette perchée sur le balcon...
— Moi...
— T'as vécu là ?
— Oui.
Barbes inspecta les lieux avec défiance puis se roula en boule sur le matelas.
— J'y vais...
— Hé?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il m'est arrivé exactement la même chose... J'étais dehors et quelqu'un m'a amenée ici...
— Je resterai pas longtemps...
— Je m'en fous. Ne dis rien. Vous ne dites jamais la vérité de toute façon...
— Je suis suivi à Marmottan...
— C'est ça... Allez... Fais de beaux rêves...
Trois jours plus tard, madame Perreira souleva ses sublimes voilages et l'interpella dans le hall :
— Dites, mademoiselle...
Merde, ça n'avait pas traîné. Fait chier... Ils lui avaient filé cinquante euros quand même...
— Bonjour.
— Oui bonjour, dites voir...
Elle grimaçait.
— C'est bien votre ami, l'autre goret ?
— Pardon ?
— Le motard, là ?
— Euh... Oui, répondit-elle soulagée. Il y a un problème ?
— Pas un ! Cinq ! Y commence à me chauffer ce garçon ! Ah ça, oui ! Y commence à me plaire ! Venez plutôt voir par là !
Elle la suivit dans la cour.
— Alors ?
— Je... Je ne vois pas...
— Les taches d'huile...
En effet, avec une bonne loupe on pouvait distinguer très nettement cinq petits points noirs sur les pavés...
— La mécanique c'est bien joli mais ça salit, alors vous lui direz de ma part que les journaux, c'est pas fait pour les chiens, compris ?
Ce problème réglé, elle se radoucit. Un petit commentaire sur le temps : « C'est très bien. Ça nous débarrasse de la vermine. » Sur le brillant des poignées en laiton : « Ça c'est sûr que pour les ravoir... Faut y aller hein ? » Sur les roues des poussettes pleines de crottes de chien. Sur la dame du cinquième qui venait de perdre son mari, la pauvre. Et elle était tout à fait calmée.
— Madame Perreira...
— C'est moi.
— Je ne sais pas si vous l'avez vu, mais j'héberge un ami au septième...
— Oh ! Je me mêle pas de vos affaires, moi ! Ça va, ça vient... Je dis pas que je comprends tout, mais enfin...
— Je vous parle de celui qui a un chien...
— Vincent ?
— Euh...
— Si, Vincent ! Le sidatique avec son petit griffon ?
Camille ne savait plus quoi dire.
— Il est venu me voir hier parce que mon Pikou gueulait comme un furieux derrière la porte alors on s'est présenté nos bêtes... Comme ça c'est plus simple... Vous savez comment ça se passe... Ils se reniflent le derrière une bonne fois pour toutes et puis nous voilà tranquilles... Ben pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Pourquoi vous dites qu'il a le sida ?
— Doux Jésus, parce que c'est lui qui me l'a dit ! On a bu un verre de porto... Vous en voulez un, d'ailleurs ?
— Non, non... Je... je vous remercie...
— Ben, oui, c'est malheureux, mais comme j'lui disais, ça se soigne bien, maintenant... Ils ont trouvé les bons médicaments...
Elle était si perplexe qu'elle en oublia de prendre l'ascenseur. C'était quoi, ce bordel ? Pourquoi les torchons étaient pas avec les torchons et les serviettes avec
les serviettes ?
On allait où, là ?
La vie était moins compliquée quand elle n'avait que ses cailloux à empiler... Allons, ne dis pas ça, idiote... Non, t'as raison. Je ne dis pas ça.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Pff... Regarde mon pull... fulmina Franck. C'est cette connerie de machine, là ! Putain, je l'aimais bien celui-là en plus... Regarde ! Mais regarde ! Il est minuscule maintenant !
— Attends, je vais couper les manches et tu vas l'offrir à la concierge pour son rat...
— C'est ça, marre-toi. Un Ralph Lauren tout neuf...
— Eh ben, justement, elle sera contente ! En plus elle t'adore...
— Ah bon ?
— Elle vient encore de me le répéter à l'instant : « Ah ! Il a fière allure votre ami sur sa belle moto !
— Nan?
— Je te jure.
— Bon, ben, allons-y... Je lui descendrai en partant...
Camille se mordit les joues et customisa un chic manchon pour Pikou.
— Tu sais que tu vas avoir droit à la bise, gros veinard...
— Arrête, j'ai peur...
— Et Philou ?
— Tu veux dire Cyrano ? À son cours de théâtre...
— C'est vrai ?
— Tu l'aurais vu partir... Encore déguisé en je-ne-sais-quoi... Avec une grande cape et tout...
Ils riaient.
— Je l'adore...
— Moi aussi.
Elle alla se préparer un thé.
— T'en veux ?
— Non, merci, répliqua-t-il, il faut que j'y aille. Dis...
— Quoi ?
— T'as pas-envie d'aller te promener ?
— Pardon ?
— Depuis quand t'as pas quitté Paris ?
— Une éternité...
— Dimanche on tue le cochon, tu veux pas venir ? Je suis sûr que ça t'intéresserait... Je dis ça, c'est rapport au dessin, hein ?
— C'est où ?
— Chez des amis, dans le Cher...
— Je ne sais pas...
— Mais si ! Viens... Il faut voir ça une fois dans sa vie... Un jour ça n'existera plus, tu sais...
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