Tous ces croquis, toutes ces places, tous ces visages, tous ces chats indolents, toutes les merveilles que l'on pouvait engranger pour ce prix-là... Des livres, des disques, des vêtements même, qui pouvaient nous durer toute une vie alors que là... Dans quelques heures, tout serait terminé, consigné, digéré et évacué...
Elle avait tort de raisonner ainsi, elle le savait. Elle était lucide. Elle avait commencé à se désintéresser de la nourriture quand elle était enfant parce que l'heure des repas était synonyme de trop de souffrances. Moments trop pesants pour une petite fille unique et sensible. Petite fille seule avec une mère qui fumait comme un pompier et balançait sur la table une assiette cuisinée sans tendresse : « Mange ! C'est bon pour la santé ! » affirmait-elle en se rallumant une cigarette. Ou seule, avec ses parents, en piquant du nez le plus possible pour ne pas être prise dans leurs filets : « Hein Camille, qu'il te manque papa quand il n'est pas là ? Hein, c'est vrai ? »
Après, c'était trop tard... Elle avait perdu le plaisir... De toute façon, à une époque sa mère ne préparait plus rien... Elle avait attrapé son appétit d'oiseau comme d'autres se couvrent d'acné. Tout le monde l'avait emmerdée avec ça, mais elle s'en était toujours bien sortie. Ils n'avaient jamais réussi à la coincer parce qu'elle était pleine de bon sens, cette gamine-là... Elle ne voulait plus de leur monde lamentable, mais quand elle avait faim, elle mangeait. Bien sûr qu'elle mangeait, sinon elle ne serait plus là aujourd'hui ! Mais sans eux. Dans sa chambre. Des yaourts, des fruits ou des Granola en faisant autre chose... En lisant, en rêvant, en dessinant des chevaux ou en recopiant les paroles des chansons de Jean-Jacques Goldman.
Envole-moi.
Oui, elle connaissait ses faiblesses et elle était bien conne de juger ceux qui avaient la chance d'être heureux autour d'une table. Mais quand même... 220 euros pour un seul repas et sans compter les vins, c'était vrai. ment débile, non ?
À minuit, le chef leur souhaita une bonne année et vint leur servir à tous une coupe de Champagne :
— Bonne année, mademoiselle et merci pour vos canards... Charles m'a dit que les clients étaient enchantés avec ça... Je le savais, hélas... Bonne année, monsieur Lestafier... Perdez un peu votre caractère de cochon en 2004 et je vous augmenterai...
— De combien, chef ?
— Ah ! Comme vous y allez ! C'est mon estime pour vous qui augmentera !
— Bonne année Camille... On... Tu... On s'embrasse pas ?
— Si, si, on s'embrasse bien sûr !
— Et moi, fit Sébastien ?
— Et moi, ajouta Marc... Hé, Lestafier ! cours vite à ton piano, y a un truc qui déborde !
— C'est ça Ducon. Bon, euh... Elle a fini, là, non? Elle peut peut-être s'asseoir ?
— Très bonne idée, venez dans mon bureau mon petit, ajouta le chef...
— Non, non, je veux rester avec vous jusqu'au bout. Donnez-moi quelque chose à faire...
— Ben, là, on va attendre le pâtissier maintenant... Tu l'aideras pour ses garnitures...
Elle assembla des tuiles aussi fines que du papier à cigarette, figées, fripées, chiffonnées de mille façons, joua avec des copeaux de chocolat, des écorces d'oranges, des fruits confits, des arabesques de coulis et des marrons glacés. Le commis pâtissier la regardait faire en joignant ses mains. Il répétait : « Mais vous êtes une artiste ! Mais c'est une artiste ! » Le chef considérait ces extravagances d'un autre œil : « Bon, ça va parce que c'est ce soir, mais c'est pas le tout d'être joli... On cuisine pas pour faire du joli, bon sang ! »
Camille souriait en griffant la crème anglaise de coulis rouge.
Hé, non... C'était pas le tout de faire du joli ! Elle ne le savait que trop bien...
Vers deux heures, la mer devint plus calme. Le chef ne lâchait plus sa bouteille de champ' et certains cuisiniers avaient enlevé leur toque. Ils étaient tous épuisés niais donnaient un dernier coup de collier pour nettoyer leur poste et se tirer de là le plus vite possible. On déroulait des kilomètres de papier-film pour tout emballer et l'on se bousculait devant les chambres froides. Beaucoup commentaient le service et analysaient leurs performances : ce qu'ils avaient loupé et pourquoi, à qui c'était la faute et comment étaient les produits... Comme des athlètes encore fumants, ils n'arrivaient pas à décrocher et s'acharnaient sur leur poste pour le briquer le mieux possible. Il lui sembla que c'était un moyen d'évacuer leur stress et de finir de se tuer complètement...
Camille les aida jusqu'au bout. Elle était accroupie et nettoyait l'intérieur d'un placard réfrigéré.
Ensuite elle s'adossa contre le mur et observa le manège des garçons autour des machines à café. Il y en avait un qui poussait un énorme chariot recouvert de mignardises, de chocolats, de guimauves, de confitures, de mini-cannelés, de financiers et tout ça... hum... Elle avait aussi envie d'une cigarette...
— Tu vas être en retard à ta fête...
Elle se retourna et vit un vieillard.
Franck faisait un effort pour garder son teint de kakou mais il était exténué, trempé, voûté, livide, les yeux rouges et les traits tirés.
— On dirait que tu as dix ans de plus...
— Possible. Je suis crevé, là... J'ai mal dormi et puis j'aime pas faire ce genre de banquet... C'est toujours la même assiette... Tu veux que je te dépose à Bobigny ? J'ai un deuxième casque... J'ai juste mes commandes à préparer et on y va.
— Non... Ça me dit plus rien, maintenant... Ils seront tous faits quand j'arriverai... Ce qui est amusant, c'est de s'enivrer en même temps que les autres, sinon c'est un peu déprimant...
— Bon, moi aussi, je vais rentrer, je tiens plus debout...
Sébastien les coupa :
— On attend Marco et Kermadec et on se retrouve après ?
— Non, je suis naze, moi... Je rentre...
— Et toi, Camille ?
— Elle est naze aus...
— Pas du tout, l'interrompit-elle, enfin, si, mais j'ai quand même envie de faire la fête !
— T'es sûre ? demanda Franck.
— Ben oui, il faut bien accueillir la nouvelle année... Pour qu'elle soit meilleure que l'autre, non ?
— Je croyais que tu détestais ça, les fêtes...
— C'est vrai, mais c'est ma première bonne résolution figure-toi : « En 2003, je n'y croyais pas, en 2004, je suis folâtre ! »
— Vous allez où ? ajouta Franck en soupirant.
— Chez Ketty...
— Oh, non, pas là... Tu sais bien...
— Bon, eh ben à La Vigie alors...
— Non plus.
— Oh, t'es chiant Lestafier... Sous prétexte que tu t'es tapé toutes les serveuses du périmètre, on peut plus aller nulle part ! C'était laquelle chez Ketty ? La grosse qui zozotait ?
— Elle zozotait pas ! s'indigna Franck.
— Non, saoule, elle parlait normalement, mais à jeun, elle zozotait, je te signale... Bon, ben de toute façon, elle bosse plus là...
— T'es sûr ?
— Ouais.
— Et la rousse ?
— La rousse non plus. Hé, mais tu t'en fous, t'es avec elle, non ?
— Mais non, il est pas avec moi ! s'indigna Camille.
— Bon... euh... Vous vous démerdez tous les deux, mais nous on s'y retrouve quand ils auront fini...
— Tu veux y aller ?
— Oui. Mais je voudrais prendre une douche d'abord... ,
— OK. Je t'attends. Moi, je retourne pas à l'appart, sinon je vais m'écrouler...
— Hé?
— Quoi ?
— Tout à l'heure, tu m'as pas embrassé finalement...
— Tiens, voilà... fit-elle en lui déposant un petit bécot sur le front.
— C'est tout ? Je croyais qu'en 2004, t'étais folâtre ?
— T'as déjà tenu une seule de tes résolutions, toi ?
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