— Tant pis pour toi...
— On y va ?
— Je t'écoute. C'est quoi ça ?
— De quoi ?
— La mallette ?
— Ah ça ? C'est ma boîte à couteaux. Mes pinceaux à moi si tu préfères... Si je l'avais plus, je serais plus bon à rien, soupira-t-il. Tu vois à quoi ça tient ma vie ? À une vieille boîte qui ferme mal...
— Tu l'as depuis quand ?
— Pff... Depuis que je suis tout minot... C'était ma mémé qui me l'avait payée pour mon entrée au CAP...
— Je peux regarder ?
— Vas-y.
— Raconte-moi...
— De quoi ?
— À quoi ils servent... J'aime bien apprendre...
— Alors... Le gros, c'est le couteau de cuisine ou le couteau de chef, y sert à tout, le carré, c'est pour les os, les articulations ou pour aplatiç la viande, le tout petit, c'est le couteau d'office comme on en trouve dans toutes les cuisines, prends-le d'ailleurs, tu vas en avoir besoin... Le long, c'est l'éminceur pour tailler les légumes et les couper fin, le petit, là, c'est le couteau à dénerver pour parer et dégraisser la barbaque, et son jumeau avec la lame rigide, c'est pour la désosser, le très fin, c'est pour lever les filets de poissons, et le dernier, c'est pour trancher le jambon...
— Et ça c'est pour les affûter...
— Yes.
— Et ça ?
— Ça, c'est rien... C'est pour la déco, mais je m'en sers plus depuis longtemps...
— On fait quoi avec ?
— Des merveilles... Je te montrerai un autre jour... Bon, t'es prête là ?
— Oui.
— Tu regardes bien, hein ? Les châtaignes, je te préviens tout de suite, c'est très chiant... Là, elles ont déjà été plongées dans une eau bouillante donc elles sont plus faciles à éplucher... Enfin, normalement... Tu dois surtout pas les abîmer... Il faut que leurs petites veines restent intactes et bien visibles... Après l'écorce, y a ce machin cotonneux, là, et tu dois le retirer le plus délicatement possible...
— Mais c'est vachement long !
— Hé ! C'est la raison pour laquelle on a besoin de toi...
Il fut patient. Il lui expliqua ensuite comment nettoyer les girolles avec un torchon humide et comment gratter la terre sans les abîmer.
Elle s'amusait. Elle était douée de ses mains. Elle enrageait d'être si lente par rapport à lui, mais elle s'amusait. Les grains de raisin roulaient entre ses doigts et elle avait vite attrapé le truc pour les épépiner de la pointe du couteau.
— Bon, pour le reste, on verra demain... La salade et tout ça, ça devrait aller...
— Ton chef, il va tout de suite s'en rendre compte que je suis nulle...
— Ça c'est sûr ! Mais il a pas trop le choix de toute façon... C'est quoi ta taille ?
— Je sais pas.
— Je te trouverai un fute et une veste... Et ta pointure?
— 40.
— T'as des baskets ?
— Oui.
— C'est pas l'idéal, mais ça fera l'affaire pour une fois...
Elle se roula une cigarette pendant qu'il rangeait la cuisine.
— C'est où ta fête ?
— À Bobigny... Chez une fille qui bosse avec moi...
— Ça te fait pas peur de commencer à neuf heures demain matin ?
— Non.
— Je te préviens, y aura qu'une petite pause... Une heure maxi... Y a pas de service à midi mais on fera plus de soixante couverts le soir. Menu dégustation pour tout le monde... Ça va être quelque chose... Deux cent vingt euros par tête de pipe, je crois... J'essaierai de te libérer le plus tôt possible, mais à mon avis, t'es là jusqu'à huit heures du soir au moins...
— Et toi ?
— Pff... Moi, je préfère même pas y penser... Les réveillons, c'est toujours galère... Mais bon, c'est bien payé... D'ailleurs, pour toi aussi, je demanderai un bon ticket...
— Oh, c'est pas le problème...
— Si, si, c'est le problème. Tu verras demain soir..
.18
— Faut y aller, là... On boira un café là-bas.
— Mais je flotte complètement dans ce pantalon !
— C'est pas grave.
Ils traversèrent le Champ-de-Mars au pas de course.
Camille fut surprise par l'agitation et la concentration qui régnaient déjà dans la cuisine.
Il faisait si chaud tout à coup...
— Voilà, chef. Un petit commis tout frais...
L'autre grommela et les chassa d'un revers de la main. Franck la présenta à un grand type encore mal réveillé :
— Alors, lui, c'est Sébastien. C'est le garde-manger. C'est aussi ton chef de partie aujourd'hui et ton big boss, OK ?
— Enchantée.
— Mmmm...
— Mais c'est pas à lui que t'auras affaire, c'est à son commis...
S'adressant au garçon :
— Il s'appelle comment déjà ?
— Marc.
— Il est là ?
— Dans les chambres froides...
— Bon, je te la confie...
— Qu'est-ce qu'elle sait faire ?
— Rien. Mais, tu verras, elle le fait bien.
Et il partit se changer aux vestiaires.
— Il t'a montré pour les châtaignes ?
— Oui.
— Ben, les v'ià, ajouta-t-il en lui indiquant un tas énorme.
— Je peux m'asseoir ?
— Non.
— Pourquoi ?
— On pose pas de questions dans une cuisine, on dit « oui, monsieur » ou « oui, chef ».
— Oui, chef.
Oui gros con. Mais pourquoi elle avait accepté ce boulot ? Elle irait beaucoup plus vite, si elle était assise...
Heureusement, une cafetière tournait déjà. Elle posa son gobelet sur une étagère et se mit au travail.
Un quart d'heure plus tard — elle avait déjà mal aux mains — on s'adressa à elle :
— Ça va ?
Elle leva la tête et resta interdite.
Elle ne le reconnut pas. Pantalon nickel, veste impeccablement repassée avec sa double rangée de boutons ronds et son nom brodé en lettres bleues, petit foulard en pointe, tablier et torchon immaculés, toque bien vissée sur la tête. Elle qui ne l'avait jamais vu habillé autrement qu'en traîne-savates, elle le trouva très beau.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien. Je te trouve très beau.
Et lui, là, ce grand crétin, ce péteux, ce vantard, ce petit matador de province avec sa grande gueule, sa grosse moto et son millier de bimbos cochées sur la crosse de son pétard, oui, lui, là, ne put s'empêcher de rougir.
— C'est sûrement le prestige de l'uniforme, ajouta-t-elle en souriant pour le dépêtrer de son trouble.
— Ouais, c'est... c'est sûrement ça...
Il s'éloigna en bousculant un type et en l'insultant au passage.
Personne ne parlait. On entendait seulement le tchac-tchac des couteaux, le glop-glop des gamelles, le blam-blom des portes battantes et le téléphone qui sonnait toutes les cinq minutes dans le bureau du chef.
Fascinée, Camille était partagée entre se concentrer pour ne pas se faire engueuler et lever la tête pour ne pas en perdre une miette. Elle apercevait Franck de loin et de dos. Il lui sembla plus grand et beaucoup plus calme que d'habitude. Il lui sembla qu'elle ne le connaissait pas.
À voix basse, elle demanda à son compagnon d'épluchures :
— Il fait quoi, Franck ?
— De qui ?
— Lestafier.
— Il est saucier et il supervise les viandes...
— C'est dur ?
Le boutonneux leva les yeux au ciel :
— Carrément. C'est le plus dur. Après le chef et le second, c'est lui le numéro trois dans la brigade...
— Il est bon ?
— Ouais. Il est con mais il est bon. Je dirais même qu'il est super bon. D'ailleurs, tu verras, le chef c'est toujours à lui qu'il s'adresse plutôt qu'à son second... Le second, il le surveille alors que Lestafier, il le regarde faire...
— Mais...
— Chut...
Quand le chef tapa dans ses mains pour annoncer l'heure de la pause, elle releva la tête en grimaçant. Elle avait mal à la nuque, au dos, aux poignets, aux mains, aux jambes, aux pieds et encore ailleurs mais elle ne se souvenait plus où.
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