D'accord cette fille était conne mais elle était loin d'être bête et c'est ça qui était bien.
Avec n'importe quelle autre nana, il aurait raccroché et puis voilà. Alors que là, il lui a dit c'était mon chef pour la faire rire, et elle, elle était tellement maligne qu'elle avait mimé l'étonnée pour lui retourner sa blague. De parler avec elle, c'était comme de jouer au ping-pong : elle tenait la cadence et t'envoyait des smashs dans les coins au moment où tu t'y attendais le moins, du coup, t'avais l'impression d'être moins con.
Il descendait les escaliers en se tenant à la rampe et entendait le cric-cric des pignons et des engrenages au-dessus de sa tête. Avec Philibert, c'était pareil, il aimait bien discuter avec lui à cause de ça...
Parce que lui, il le savait qu'il n'était pas aussi bourrin qu'il en avait l'air, mais son problème, c'était les mots justement... Il lui manquait toujours des mots alors il était obligé de s'énerver pour se faire comprendre... C'est vrai, c'était vraiment gonflant à la fin, merde !
C'était pour toutes ces raisons que ça l'ennuyait de partir... Qu'est-ce qu'il allait foutre quand il serait chez Kermadec ? Picoler, fumer, mater des DVD et feuilleter des magazines de tuning dans les chiottes ?
Super.
Retour à la case vingt ans.
Il assura son service distraitement.
La seule fille de l'univers capable de porter une écharpe tricotée par sa même tout en restant jolie, ne serait jamais pour lui.
C'était bête la vie...
Il fit un détour par la pâtisserie avant de partir, se fit engueuler parce qu'il n'avait toujours pas appelé son ancien apprenti et rentra se coucher.
Il ne dormit qu'une heure parce qu'il devait se rendre à la laverie. Il ramassa toutes ses fringues et les rassembla dans la housse de sa couette.
Décidément...
Elle était encore, là. Assise près de la machine numéro sept avec son sac de linge mouillé entre les jambes. Elle lisait.
Il s'installa en face d'elle sans qu'elle l'eût remarqué. Ça le fascinait toujours ce truc-là... Comment elle et Philibert étaient capables de se concentrer... Ça lui rappelait une pub, un type qui mangeait tranquillement son Boursin pendant que le monde s'écroulait autour de lui. Beaucoup de choses lui rappelaient une pub d'ailleurs... C'était sûrement parce qu'il avait beaucoup regardé la télé quand il était petit...
Il joua à un petit jeu : imagine que tu viens de rentrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu aperçois cette silhouette pour la première fois de ta vie, qu'est-ce que tu te dirais ?
Il se cala dans son siège en plastique, enfonça ses mains dans son blouson et plissa les yeux.
D'abord, tu penserais que c'est un mec. Comme la première fois. Peut-être pas une folle, mais un type vachement efféminé quand même... Donc t'arrêterais de mater. Quoique... Tu aurais des doutes malgré tout... À cause de ses mains, de son cou, de cette façon qu'il avait de promener l'ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure... Oui, tu hésiterais... C'était peut-être une fille finalement ? Une fille habillée en sac. Comme si elle cherchait à cacher son corps ? Tu essayerais de regarder ailleurs mais tu ne pourrais pas t'empêcher d'y revenir. Parce qu'il y avait un truc, là... L'air était spécial autour de cette personne. Ou la lumière peut-être ?
Voilà. C'était ça.
Si tu venais d'entrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu apercevais cette silhouette sous la lumière triste des néons, tu te dirais exactement ceci : ben merde... Un ange...
Elle leva la tête à ce moment-là, le vit, resta un moment sans réagir comme si elle ne l'avait pas reconnu et finit par lui sourire. Oh, presque rien, un léger éclat, petit signe de reconnaissance entre habitués...
— C'est tes ailes ? lui demanda-t-il en désignant son sac.
— Pardon ?
— Nan, rien...
Une des sécheuses s'arrêta de tourner et elle soupira en jetant un coup d'œil à la pendule. Un clodo s'approcha de la machine, il en sortit un blouson et un sac de couchage tout effiloché.
Voilà qui était intéressant... Sa théorie mise à l'épreuve des faits... Aucune fille normalement constituée ne mettrait ses affaires à sécher après celles d'un clochard et il savait de quoi il parlait : il avait presque quinze ans de laveries automatiques dans les pattes...
Il scruta son visage.
Pas le moindre mouvement de recul ou d'hésitation, pas l'ombre d'une grimace. Elle se leva, chargea ses vêtements en vitesse et lui demanda s'il pouvait lui faire de la monnaie.
Puis elle retourna à sa place et reprit son livre.
Il était un peu déçu.
C'était chiant les gens parfaits...
Avant de se replonger dans sa lecture, elle l'interpella :
— Dis-moi...
— Oui.
— Si j'offre une machine à laver qui fait aussi séchoir à Philibert pour Noël, tu crois que tu pourras l'installer avant de partir ?
— ...
— Pourquoi,tu souris, là ? J'ai dit une bêtise ?
— Non, non...
Il fit un geste de la main :
— Tu peux pas comprendre...
— Hé, fit-elle en tapotant son majeur et son index contre sa bouche, tu fumes trop en ce moment, toi, non?
— En fait, t'es une fille normale...
— Pourquoi tu me dis ça ? Bien sûr que je suis une fille normale...
— Tu es déçu ?
— Non.
— ...
— C'est quoi ce que tu lis ?
— Un carnet de voyage...
— C'est bien ?
— Super...
— Ça raconte quoi ?
— Oh... Je ne sais pas si ça t'intéresserait...
— Nan, je te le dis carrément, ça m'intéresse pas du tout, ricana-t-il, mais j'aime bien quand tu racontes... Tu sais, je l'ai réécouté le disque de Marvin hier...
— Ah bon ?
— Ouais...
— Et alors ?
— Ben le problème, c'est que je comprends rien... C'est pour ça que je vais aller bosser à Londres d'ail, leurs... Pour apprendre l'anglais...
— Tu pars quand ?
— Normalement, je devais prendre une place après l'été, mais là, c'est le bordel... À cause de ma grand-mère justement... À cause de Paulette...
— Qu'est-ce qu'elle a ?
— Pff... j'ai pas très envie d'en parler... Raconte-moi ton livre de voyages plutôt...
Il approcha sa chaise.
— Tu connais Albrecht Durer ?
— L'écrivain ?
— Non. Le peintre.
— Jamais entendu parler...
— Si, je suis sûre que tu as vu certains de ses dessins... Il y en a qui sont très célèbres... Un lièvre... Des herbes folles... Des pissenlits...
— ...
— Moi, c'est mon dieu. Enfin... j'en ai plusieurs, mais lui c'est mon dieu numéro un... T'en as des dieux, toi?
— Euh...
— Dans ton travail ? Je sais pas, moi... Escoffier, Carême, Curnonsky ?
— Euh...
— Bocuse, Robuchon, Ducasse ?
— Ah, tu veux dire des modèles ! Oui, j'en ai mais ils ne sont pas connus... enfin moins connus... Moins bruyants, quoi... Tu connais Chapel ?
— Non.
— Pacaud ?
— Non.
— Senderens ?
— Le type de Lucas Carton ?
— Oui... C'est dingue tout ce que tu connais... Comment tu fais ?
— Attends, je le connais, comme ça, de nom, mais je n'y suis jamais allée...
— Lui, c'est un bon... J'ai même un livre dans ma chambre... Je te montrerai... Lui ou Pacaud, pour moi, ce sont des maîtres... Et s'ils sont moins connus que les autres, c'est parce qu'ils sont dans leur cuisine, justement... Enfin, je te dis ça, j'en sais rien... C'est l'idée que je m'en fais... Peut-être que je me goure complètement...
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