— De quoi ?
— De gourou, de coach, de combustible... Ils eurent beaucoup de mal à avoir un enfant et finirent par en adopter un, ensuite, avance rapide, on est en 77 et leur couple bat de l'aile. Lui, il avait explosé, c'était une star, un dieu déjà... Et leur divorce, comme tous les divorces, fut un énorme merdier. Tu penses, les enjeux étaient faramineux... Bref, c'était sanglant et pour apaiser tout le monde et solder leurs comptes, l'avocat de Marvin suggéra que toutes les royalties de son prochain album tomberaient dans l'escarcelle de son ex. Le juge approuva et notre idole se frotta les mains : il avait dans l'idée de lui torcher une merde vite fait bien fait pour se débarrasser de cette corvée... Sauf que voilà, il ne pouvait pas... On ne peut pas brader une histoire d'amour comme ça. Enfin... Il y en a qui y arrivent très bien, mais pas lui... Plus il réfléchissait et plus il se disait que l'occasion était trop belle... ou trop minable... Alors, il s'est enfermé et a composé cette petite merveille qui retrace toute leur histoire : leur rencontre, leur passion, les premières failles, leur enfant, la jalousie, la haine, la colère... T'entends, là ? Anger quand tout se détraque ? Puis l'apaisement et le commencement d'un nouvel amour... C'est un super beau cadeau, tu ne trouves pas ? Il s'est donné à fond, il a sorti ce qu'il avait de meilleur pour un album qui ne lui rapporterait pas un rond de toute façon...
— Ça lui a plu ?
— A qui, à elle ?
— Oui.
— Non, elle a détesté. Elle était folle de rage et lui a longtemps reproché d'avoir étalé leur vie privée au grand jour... Tiens, la voilà : This is Anna s Song... T'entends comme c'est beau... Avoue que ça sent pas la revanche, ça... Que c'est encore de l'amour...
— Ouais...
— Ça te laisse pensif...
— T'y crois, toi ?
— De quoi ?
— Que le premier amour est toujours le dernier ?
— Je sais pas... J'espère que non...
Ils écoutèrent la fin du disque sans plus s'adresser la parole.
— Bon allez... Presque quatre heures, putain... Je vais être frais encore, moi, demain...
Il se releva.
— Tu vas dans ta famille ?
— Ce qu'il en reste, ouais...
— Il t'en reste pas beaucoup ?
— Comme ça, fit-il en rapprochant son pouce et son index devant son œil...
— Et toi ?
— Comme ça, répondit-elle en passant sa main pardessus sa tête.
— Bon, ben... bienvenue au club... Allez... Bonne nuit...
— Tu dors ici ?
— Ça te dérange ?
— Nan, nan, c'était juste pour savoir...
Il se retourna :
— Tu dors avec moi ?
— Pardon ?
— Nan, nan, c'était juste pour savoir...
Il se marrait.
Quand elle se leva, vers onze heures, il était déjà parti. Elle se prépara une grande théière et retourna dans son lit.
Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête...
Elle s'arracha de son histoire en fin d'après-midi pour aller s'acheter du tabac. Un jour férié ce serait coton, mais peu importe, c'était surtout un prétexte pour laisser l'histoire décanter et avoir le plaisir de retrouver son nouvel ami un peu plus tard.
Les grandes avenues du VIF arrondissement étaient désertes. Elle marcha longtemps à la recherche d'un café ouvert et en profita pour appeler chez son oncle. Les jérémiades de sa mère (j'ai trop mangé, etc.) furent diluées dans la bienveillance lointaine des effusions familiales.
Beaucoup de sapins étaient déjà sur le trottoir...
Elle resta un moment à regarder les acrobates à roulettes du Trocadéro et regretta de n'avoir pas pris son carnet. Plus encore que leurs cabrioles, souvent laborieuses et sans grand intérêt, elle aimait leurs ingénieux bricolages : tremplins branlants, petits cônes fluo, canettes en lignes, palettes retournées et mille autres manières de se casser la gueule en perdant son pantalon...
Elle pensait à Philibert... Qu'était-il en train de faire à ce moment précis ?
Bientôt le soleil disparut et le froid lui tomba d'un coup sur les épaules. Elle commanda un club sandwich dans l'une de ces grandes brasseries cossues qui bordent la place et dessina sur la nappe en papier les visages blasés des minets du quartier qui comparaient les chèques de leurs bonnes mamans en retenant par la taille des filles ravissantes, léchées comme des poupées Barbie.
Elle lut encore cinq millimètres d'Edgar Mint et retraversa la Seine en frissonnant. Elle crevait de solitude.
Je crève de solitude, se répétait-elle tout bas, je crève de solitude...
Aller au cinéma peut-être ? Pff... Et avec qui parler du film ensuite ? À quoi ça sert les émotions pour soi tout seul ? Elle s'affala sur la porte cochère pour l'ouvrir et fut bien déçue de retrouver l'appartement vide.
Elle fit un peu de ménage pour changer et reprit son livre. Il n'est pas de chagrin qu'un livre ne puisse consoler, disait le grand homme. Allons voir...
Quand elle entendit le cliquetis de la serrure, elle fit celle qui s'en fichait et rassembla ses jambes sous elle en se tortillant sur le canapé.
Il était avec une fille. Une autre. Moins voyante.
Ils passèrent rapidement dans le couloir et s'enfermèrent dans sa chambre.
Camille remit de la musique pour couvrir leurs ébats.
Hum...
Les boules. C'est comme ça qu'on dit, non ? Les boules.
Finalement, elle prit son bouquin et migra dans la cuisine tout au bout de l'appartement.
Un peu plus tard, elle surprit leur conversation dans l'entrée :
— Ben tu viens pas avec moi ? s'étonnait-elle.
— Nan, je suis crevé, j'ai pas envie de sortir...
— Attends, t'es chié... Moi j'ai planté toute ma famille pour être avec toi... Tu m'avais promis qu'on irait dîner quelque part...
— Je suis crevé, je te dis...
— Au moins prendre un pot...
— T'as soif ? Tu veux une bière ?
— Pas ici...
— Oh... mais tout est fermé aujourd'hui... Et puis je bosse demain, moi !
— J'y crois pas... J'ai plus qu'à me casser, c'est ça?
— Allez, ajouta-t-il plus doucement, tu vas pas me faire une scène... Passe demain soir au reste..
— Quand ?
— Vers minuit...
— Vers minuit... N'importe quoi... Allez salut, va...
— Tu fais la gueule ?
— Salut.
Il ne s'attendait pas à la trouver dans la cuisine enroulée dans son édredon :
— T'étais là, toi ?
Elle leva les yeux sans répondre.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Pardon ?
— Comme une merde.
— Pas du tout !
— Si, si, je le vois bien, s'énerva-t-il. Y a un problème ? Y a un truc qui te défrise, là ?
— Hé, c'est bon... Lâche-moi... Je t'ai rien dit. Je m'en tape de ta vie. Tu fais ce que tu veux ! Je suis pas ta mère !
— Bien. J'aime mieux ça...
— Qu'est-ce qu'on bouffe ? demanda-t-il en inspectant l'intérieur du Frigidaire, rien bien sûr... Y a jamais rien ici... Vous vous nourrissez de quoi avec Philibert ? pe vos bouquins ? Des mouches que vous avez encu-lées?
Camille soupira et rassembla les coins de son gros châle.
— Tu te barres ? T'as mangé, toi ?
— Oui.
— Ah ouais c'est vrai, t'as un peu grossi on dirait...
— Hé, lâcha-t-elle en se retournant, je juge pas ta vie et tu juges pas la mienne, OK ? Au fait, tu devais pas aller vivre chez un pote après les fêtes ? Si, c'est ça, hein ? Bon, alors y nous reste qu'une semaine à tenir... On devrait pouvoir y arriver, non ? Alors, écoute, le plus simple, ce serait que tu ne m'adresses plus la parole...
Un peu plus tard, il frappa à la porte de sa chambre.
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