Bon, assez rêvé, assez bavé, assez dépensé, il était temps d'aller travailler...
Ce fut plus long ce soir-là à cause de l'arbre de Noël organisé par le comité d'entreprise de l'une des sociétés dont elles avaient la charge. Josy secoua la tête de désapprobation en avisant tout le bordel et Mamadou récupéra des dizaines de mandarines et des mini-viennoiseries pour ses enfants. Elles ratèrent toutes le dernier métro mais ce n'était pas grave : Touclean leur payait le taxi à toutes ! Byzance ! Chacune choisit son chauffeur en gloussant et elles se souhaitèrent un joyeux Noël en avance puisque seules Camille et Samia s'étaient inscrites pour le 24.
Le lendemain, dimanche, Camille déjeuna chez les Kessler. Impossible d'y couper. Ils n'étaient que tous les trois et la conversation fut plutôt gaie. Pas de questions délicates, pas de réponses ambiguës, pas de silences gênés. Une vraie trêve de Noël. Ah si ! à un moment, quand Mathilde s'inquiéta de ses conditions de survie dans leur chambre de bonne, Camille dut mentir un peu. Elle ne voulait pas évoquer son déménagement. Pas encore... Méfiance... Le petit roquet n'était pas tout à fait parti et un psychodrame pouvait bien en cacher un autre...
En soupesant son cadeau, elle assura :
— Je sais ce que c'est...
— Non.
— Si!
— Vas-y alors, dis-le... Qu'est-ce que c'est ?
Le paquet était emballé avec du papier kraft. Camille défit le bolduc, le posa bien à plat devant elle et sortit son critérium.
Pierre buvait du petit-lait. Si seulement elle pouvait s'y remettre cette bourrique...
Quand elle eut fini, elle retourna son dessin vers lui : le canotier, la barbe rousse, les yeux comme deux gros boutons de culotte, la veste sombre, l'encadrement de la porte et le pommeau vrillé, c'était exactement comme si elle venait de décalquer la couverture.
Pierre mit un moment avant de comprendre :
— Comment tu as fait ?
— J'ai passé plus d'une heure, hier, à le regarder...
— Tu l'as déjà ?
— Non.
— Ouf...
Puis:
— Tu t'y es remise ?
— Un peu...
— Comme ça ? fit-il en indiquant le portrait d'Edouard Vuillard, encore le petit chien savant ?
— Non, non... Je... Je remplis des carnets... enfin presque rien... Des petites choses, quoi...
— Tu t'amuses au moins ?
— Oui.
Il frétillait :
— Aaah parfait... Tu me montres ?
— Non.
— Et comment va ta maman ? coupa la très diplomate Mathilde. Toujours au bord du gouffre ?
— Au fond plutôt...
— Alors c'est que tout va bien, n'est-ce pas ?
— Parfaitement bien, sourit Camille.
Ils passèrent le reste de la soirée à pérorer peinture. Pierre commenta le travail de Vuillard, chercha des affinités, établit des parallèles et se perdit dans d'interminables digressions. Plusieurs fois, il. se leva pour aller chercher dans sa bibliothèque les preuves de sa perspicacité et, au bout d'un moment, Camille dut s'asseoir tout au bout du canapé pour laisser sa place à Maurice (Denis), à Pierre (Bonnard), à Félix (Vallotton) et à Henri (de Toulouse-Lautrec).
Comme marchand, il était pénible, mais comme amateur éclairé, c'était un vrai bonheur. Bien sûr, il disait des bêtises — et qui n'en disait pas en matière d'art ? — mais il les disait bien. Mathilde bâillait et Camille finissait la bouteille de Champagne. Piano ma
sano.
Quand son visage eut presque disparu derrière les volutes de son cigare, il lui proposa de la raccompagner en voiture. Elle refusa. Elle avait trop mangé et une longue marche s'imposait.
L'appartement était vide et lui sembla beaucoup trop grand, elle s'enferma dans sa chambre et passa l'autre moitié de la nuit le nez dans son cadeau.
Elle dormit quelques heures dans la matinée et rejoignit sa collègue plus tôt que d'habitude, c'était le soir de Noël et les bureaux se vidaient à cinq heures. Elles travaillèrent vite et en silence.
Samia partit la première et Camille resta un moment à plaisanter avec le vigile :
— Mais pour la barbe et le bonnet, t'étais obligé ?
— Beuh non, c'était une initiative auto-personnelle pour mettre de l'ambiance !
— Et ça a marché ?
— Pfff, tu parles... Tout le monde s'en fout... Y a qu'à mon chien que ça a fait de l'effet... Il m'a pas reconnu et il m'a grogné dessus, ce con... Je te jure, j'en ai eu des chiens cons, mais celui-là, c'est le pompon...
— Il s'appelle comment ?
— Matrix.
— C'est une chienne ?
— Non pourquoi ?
— Euh... pour rien... Bon, ben salut, hein... Joyeux Noël Matrix, fit-elle en s'adressant au gros doberman couché à ses pieds.
— Espère pas qu'il va te répondre, il comprend rien, je te dis...
— Nan, nan, répondit Camille en riant, j'espérais pas...
Ce mec, c'était Laurel et Hardy à lui tout seul.
Il était près de vingt-deux heures. Les gens étaient élégants, ils trottinaient dans tous les sens les bras chargés de paquets. Les dames avaient déjà mal aux pieds dans leurs escarpins vernis, les enfants zigzaguaient entre les plots et les messieurs consultaient leurs agendas devant des interphones.
Camille suivait tout cela avec amusement. Elle n'était pas pressée et fit la queue devant la devanture d'un traiteur chic pour s'offrir un bon dîner. Ou plutôt une bonne bouteille. Pour le reste, elle était bien embarrassée... Finalement, elle indiqua au vendeur un morceau de chèvre et deux petits pains aux noix. Bah... c'était surtout pour accompagner son pauillac...
Elle déboucha sa bouteille et la posa non loin d'un radiateur pour la chambrer. Ensuite, ce fut son tour. Elle se fit couler un bain et y resta plus d'une heure, le nez au ras de l'eau brûlante. Elle se mit en pyjama, enfila de grosses chaussettes et choisit son pull préféré. Un cachemire hors de prix... Vestige d'une époque révolue... Elle déballa la chaîne de Franck, l'installa dans le salon, se prépara un plateau, éteignit toutes les lumières et se lova sous son édredon dans le vieux canapé.
Elle survola le livret, le Nisi Dominus, c'était sur le deuxième CD. Bon, les Vêpres pour l'Ascension, ce n'était pas exactement la bonne messe et en plus, elle allait écouter les psaumes dans le désordre, c'était n'importe quoi...
Oh, et puis quelle importance ?
Quelle importance ?
Elle appuya sur le bouton de la télécommande et ferma les yeux : elle était au paradis...
Seule, dans cet appartement immense, un verre de nectar à la main, elle entendait la voix des anges.
Même les pampilles du lustre en frémissaient d'aise.
Cum dederit dilactis suis somnum.
Ecce, haereditas Domin filii : merces fructus ventris
Ça c'était la plage numéro 5 et la plage numéro 5 elle a dû l'écouter quatorze fois.
Et à la quatorzième fois encore, sa cage thoracique explosa en mille morceaux.
Un jour, alors qu'ils étaient tous les deux seuls en voiture et qu'elle venait de lui demander pourquoi il écoutait toujours la même musique, son père lui avait répondu : « La voix humaine est le plus beau de tous les instruments, le plus émouvant... Et même le plus grand virtuose du monde ne pourra jamais te donner le quart de la moitié de l'émotion procurée par une belle voix... C'est notre part de divin... C'est quelque chose que l'on comprend en vieillissant, il me semble... Enfin, moi en tout cas, j'ai mis du temps à l'admettre, mais, dis-moi... Tu veux autre chose ? Tu veux La Maman des poissons ? »
Elle avait déjà bu la moitié de la bouteille et venait d'enclencher le deuxième disque quand on ralluma la lumière.
Ce fut affreux, elle mit ses mains devant ses yeux et la musique lui sembla soudain hors de propos, les voix incongrues, nasillardes presque. En deux secondes, tout le monde se retrouva au purgatoire.
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