Romain Gary - La vie devant soi

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Signé Ajar, ce roman reçut le prix Goncourt en 1975. Histoire d'amour d'un petit garçon arabe pour une très vieille femme juive : Momo se débat contre les six étages que Madame Rosa ne veut plus monter et contre la vie parce que « ça ne pardonne pas » et parce qu'il n'est « pas nécessaire d'avoir des raisons pour avoir peur ». Le petit garçon l'aidera à se cacher dans son « trou juif », elle n'ira pas mourir à l'hôpital et pourra ainsi bénéficier du droit sacré « des peuples à disposer d'eux-mêmes » qui n'est pas respecté par l'Ordre des médecins. Il lui tiendra compagnie jusqu'à ce qu'elle meure et même au-delà de la mort.

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Monsieur N’Da Amédée venait toujours avec deux gardes du corps car il était peu sûr et il fallait le protéger. Ces gardes du corps, on leur aurait vite donné le bon Dieu sans confession, tellement ils avaient des sales têtes et faisaient peur. Il y avait un qui était boxeur et qui avait pris tant de coups sur la gueule que tout avait perdu sa place et il avait un œil qui n’était pas à la hauteur, un nez écrasant et des sourcils arrachés par des interruptions du combat de l’arbitre à l’arcade sourcilière, et un autre œil qui n’était pas tellement chez lui non plus, comme si le coup qu’on avait donné à l’un avait fait sortir l’autre. Mais il avait du poing et ça ne s’arrêtait pas là, il avait aussi des bras qu’on ne rencontre pas ailleurs. Madame Rosa m’avait dit que quand on rêve beaucoup on grandit plus vite, et les poings de ce Monsieur Boro avaient dû rêver toute leur vie, tellement ils étaient énormes.

L’autre garde du corps avait une tête encore intacte mais c’était dommage. Moi j’aime pas les gens qui ont des visages où ça change tout le temps et fuit de tous les côtés et qui n’ont jamais la même gueule deux fois de suite. Un faux jeton, on appelle ça, et bien sûr, il devait avoir ses raisons, qui n’en a pas, et tout le monde a envie de se cacher, mais celui-là je vous jure avait l’air tellement falsifié qu’on avait les cheveux qui se dressaient sur la tête rien qu’à penser ce qu’il devait cacher. Vous voyez ce que je veux dire ? Par-dessus le marché, il me souriait tout le temps et c’est pas vrai que les Noirs mangent des enfants dans leur pain, c’est des rumeurs d’Orléans, tout ça, mais j’avais toujours l’impression que je lui donnais de l’appétit et ils ont quand même été cannibaux en Afrique, on peut pas leur enlever ça. Quand je passais à côté de lui, il me saisissait, il me prenait sur ses genoux et il me disait qu’il avait un petit garçon qui avait mon âge et qu’il lui avait même offert une panoplie de cow-boy dont j’ai toujours eu envie. Une vraie ordure, quoi. Peut-être qu’il y avait du bon en lui, comme dans tout le monde quand on fait des recherches, mais il me foutait les chocottes, avec ses yeux qui n’avaient pas de sens unique deux fois de suite. Il devait le savoir, parce qu’il m’avait même apporté une fois des pistaches, tellement il mentait bien. Les pistaches, ça ne veut rien dire du tout, c’est un franc tout compris. S’il se croyait faire un ami avec ça, il se trompait, croyez-moi. Je raconte ce détail parce que c’est dans ces circonstances indépendantes de ma volonté que j’ai fait une nouvelle crise de violence.

Monsieur N’Da Amédée venait toujours se faire dicter le dimanche. Ce jour-là les femmes ne se défendent pas, c’est la trêve des confiseurs, et il y en avait toujours une ou deux à la maison qui venaient chercher leur môme pour l’emmener respirer dans un jardin public ou l’inviter à déjeuner. Je peux vous dire que les femmes qui se défendent sont parfois les meilleures mères du monde, parce que ça les change des clients et puis un môme, ça leur donne un avenir. Il y en a qui vous laissent tomber, bien sûr, et on n’en entend plus parler mais ça ne veut pas dire qu’elles ne sont pas mortes et n’ont pas d’excuses. Elles ramenaient parfois leurs mômes seulement le lendemain midi, pour les garder le plus longtemps possible, avant de reprendre le travail. Ce jour-là, il n’y avait donc à la maison que les mômes qui étaient les permanents, et ça faisait surtout moi et Banania, qui ne payait plus depuis un an mais qui s’en foutait complètement et faisait comme chez lui. Il y avait aussi Moïse mais il était déjà en instance dans une famille juive qui voulait seulement s’assurer qu’il n’avait rien d’héréditaire, comme j’ai eu l’honneur, parce que c’est la première chose à laquelle il faut penser avant de se mettre à aimer un môme si on ne veut pas être embêté plus tard. Le docteur Katz lui avait fait un certificat mais ces gens-là voulaient bien regarder avant de plonger. Banania était encore plus heureux que d’habitude, il venait de découvrir sa quéquette et c’était la première chose qui lui arrivait. J’apprenais des trucs auxquels je ne comprenais absolument rien mais Monsieur Hamil me les avait écrits de sa main et ça n’avait pas d’importance. Je peux vous les réciter encore parce que ça lui ferait plaisir : elli habb allah la ibri ghirhou soubhân ad daîm lâ iazoul… Ça veut dire celui qui aime Dieu ne veut rien d’autre que Lui. Moi, je voulais bien plus, mais Monsieur Hamil me faisait travailler ma religion, car même si je restais en France jusqu’à ce que mort s’ensuive, comme Monsieur Hamil lui-même, il fallait me rappeler que j’avais un pays à moi et ça vaut mieux que rien. Mon pays, ça devait être quelque chose comme l’Algérie ou le Maroc, même si je ne figurais nulle part du point de vue documentaire, Madame Rosa en était sûre, elle ne m’élevait pas comme Arabe pour son plaisir. Elle disait aussi que pour elle, ça ne comptait pas, tout le monde était égaux quand on est dans la merde, et si les Juifs et les Arabes se cassent la gueule, c’est parce qu’il ne faut pas croire que les Juifs et les Arabes sont différents des autres, et c’est justement la fraternité qui fait ça, sauf peut-être chez les Allemands où c’est encore plus. J’ai oublié de vous dire que Madame Rosa gardait un grand portrait de Monsieur Hitler sous son lit et quand elle était malheureuse et ne savait plus à quel saint se vouer, elle sortait le portrait, le regardait et elle se sentait tout de suite mieux, ça faisait quand même un gros souci de moins.

Je peux dire ça à la décharge de Madame Rosa comme Juive, c’était une sainte femme. Bien sûr elle nous faisait bouffer toujours ce qui coûtait le moins cher et elle me faisait chier avec le ramadan quelque chose de terrible. Vingt jours sans bouffer, vous pensez, c’était pour elle la manne céleste et elle prenait un air triomphal quand le ramadan arrivait et que j’avais plus le droit au gefüllte fisch qu’elle préparait elle-même. Elle respectait les croyances des autres, la vache, mais je l’ai vue manger du jambon. Quand je lui disais qu’elle n’avait pas le droit au jambon, elle se marrait et c’est tout. Je ne pouvais pas l’empêcher de triompher quand c’était le ramadan et j’étais obligé de voler à l’étalage de l’épicerie, dans un quartier où j’étais pas connu comme Arabe.

C’était donc chez nous un dimanche et Madame Rosa avait passé la matinée à pleurer, elle avait des jours sans explication où elle pleurait tout le temps. Il ne fallait pas l’embêter quand elle pleurait, car c’étaient ses meilleurs moments. Ah oui je me souviens aussi que le petit Viet avait reçu le matin une fessée parce qu’il se cachait toujours sous le lit quand on sonnait à la porte, il avait déjà changé vingt fois de famille depuis trois ans qu’il était sans personne et il en avait sérieusement marre. Je ne sais pas ce qu’il est devenu mais un jour j’irai voir. D’ailleurs les sonnettes ne faisaient du bien à personne chez nous, parce qu’on avait toujours peur d’une descente de l’Assistance publique. Madame Rosa avait tous les faux papiers qu’elle voulait, elle s’était organisée avec un ami juif qui ne s’occupait que de ça pour l’avenir depuis qu’il était revenu vivant. Je ne me souviens plus si je vous ai dit, mais elle était aussi protégée par un commissaire de police qu’elle avait élevé pendant que sa mère se disait coiffeuse en province. Mais il y a toujours des jaloux et Madame Rosa avait peur d’être dénoncée. Il y avait aussi qu’elle avait été réveillée une fois à six heures du matin par un coup de sonnette à l’aube et on l’avait emmenée dans un Vélodrome et de là dans les foyers juifs en Allemagne. C’est donc là-dessus que Monsieur N’Da Amédée est arrivé avec ses deux gardes du corps, pour se faire écrire une lettre, dont celui qui avait tellement l’air d’un faux jeton que personne ne pouvait l’encaisser. Je ne sais pas pourquoi je l’avais pris en grippe mais je crois que c’était parce que j’avais neuf ou dix ans et des poussières et qu’il me fallait déjà quelqu’un à détester comme tout le monde.

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