103683e n'est pas sans remarquer que Chli-pou-ni déborde de projets audacieux. Tous ne sont pas réalisables, mais ce qui a déjà été mis en œuvre est impressionnant: jamais la soldate n'avait vu de champignonnières ou d'étables aussi vastes, jamais elle n'avait vu de radeaux flottants sur les canaux souterrains…
Mais ce qui la surprend le plus, c'est la dernière phéromone de la reine. Elle affirme que si ses ambassadrices ne sont pas rentrées dans quinze jours, elle déclarera la guerre à Bel-o-kan. Selon elle, la cité natale n'est plus adaptée à ce monde. La simple existence des guerrières au parfum de roche montre que c'est une ville qui n'aborde pas de front les réalités. C'est une ville frileuse comme un escargot. Jadis elle était révolutionnaire, maintenant elle est dépassée. Il faut une relève. Ici, à Chli-pou-kan, les fourmis progressent bien plus vite. Chli-pou-ni estime que, si elle prend la tête de la Fédération, elle pourrait la faire évoluer rapidement. Avec les 65 cités fédérées, ses initiatives verraient leurs résultats décuplés. Elle pense déjà à conquérir les cours d'eau et à mettre au point une légion volante utilisant des coléoptères rhinocéros. 103 683e hésite. Elle avait l'intention de rejoindre Bel-o-kan pour y raconter son odyssée, mais Chli-pou-ni lui demande de renoncer à ce dessein. Bel-o-kan a mis au point une armée «pour ne pas savoir», ne l'oblige pas à connaître ce qu'elle ne veut pas connaître.
La cime de l'escalier en colimaçon se trouve prolongée par des marches en aluminium. Elles ne datent pas de la Renaissance, celles-là! Ils aboutissent à une porte blanche. Encore une inscription:
Et je suis arrivé au voisinage d'un mur quiétait construit de cristaux et entouré de langues de feu.
Et cela commença par me faire peur.
Puis je pénétrai dans les langues de feujusqu'au voisinage d'une grande demeure qui était construite de cristaux.
Et les murs de la maison étaient comme unflot de cristal en damiers et ses fondationsétaient en cristal.
Son plafond était comme la voie des étoiles.
Et entre eux se trouvaient des symboles defeu.
Et leur ciel était clair comme l'eau. (Enoch,1)
Ils poussent la porte, remontent un couloir très en pente. Le sol s'enfonce tout à coup sous leurs pas — un plancher pivotant! Leur chute est si longue… que le temps d'avoir peur est déjà passé, ils ont l'impression de voler. Ils volent!
Leur chute est amortie par un filet de trapéziste, un filet gigantesque aux mailles serrées. À quatre pattes, ils tâtonnent dans le noir. Jason Bragel identifie une nouvelle porte… avec non pas un nouveau code, mais une simple poignée. Il appelle ses compagnons, à voix basse. Puis il ouvre.
VIEILLARD: En Afrique, on pleure la mort d'un vieillard plus que la mort d'un nouveau-né. Le vieillard constituait une masse d'expériences qui pouvait profiter au reste de la tribu alors que le nouveau-né, n'ayant pas vécu, n'arrive même pas à avoir conscience de sa mort. En Europe, on pleure le nouveau-né car on se dit qu'il aurait sûrement pu faire des choses fabuleuses s'il avait vécu. On porte par contre peu d'attention à la mort du vieillard. De toute façon, il avait déjà profité de la vie.
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
L'endroit est baigné d'une lumière bleue. C'est un temple sans image, sans statue. Augusta repense aux propos du Pr Leduc. Les protestants devaient certainement se réfugier ici autrefois, quand les persécutions se faisaient trop vives. Sous de larges voûtes en pierre de taille, la salle est vaste, carrée, très belle. Le seul élément décoratif en est un petit orgue d'époque, placé au centre. Devant l'orgue, un lutrin sur lequel est posée une épaisse chemise.
Les murs sont couverts d'inscriptions, dont beaucoup, même a un regard profane, semblent plus proches de la magie noire que de la magie blanche. Leduc avait raison, les sectes, ont dû se succéder dans ce refuge souterrain. Et jadis, il ne devait pas y avoir le mur basculant, la nasse et la trappe avec le filet.
On entend un gazouillis, comme de l'eau qui coule. Ils n'en voient pas tout de suite l'origine. La lumière bleutée provient du côté droit. Là se trouve une sorte de laboratoire, rempli d'ordinateurs et d'éprouvettes. Toutes les machines sont encore allumées; ce sont les écrans d'ordinateurs qui produisent ce halo qui éclaire le temple.
— Cela vous intrigue, hein?
Ils se regardent. Aucun des trois n'a parlé. Une lampe s'allume au plafond. Ils se retournent. Jonathan Wells, en peignoir blanc, se dirige vers eux. Il est entré par une porte située dans le temple, de l'autre côté du labo.
— Bonjour Grand-mère Augusta! Bonjour Jason Bragel! Bonjour Daniel Rosenfeld!
Les trois interpellés demeurent bouche bée, incapables de répondre. Il n'était donc pas mort! Il vivait là! Comment peut-on vivre ici? Ils ne savent par quelle question commencer…
— Bienvenue dans notre petite communauté.
— Où sommes-nous?
— Vous êtes ici dans un temple protestant construit par Jean Androuet Du Cerceau au début du XVIIe siècle. Androuet s'est rendu célèbre en construisant l'hôtel Sully de la rue Saint-Antoine à Paris, mais je trouve que ce temple souterrain est son chef-d'œuvre. Des kilomètres de tunnels en pierre de taille. Vous avez vu, sur tout le trajet on trouve de l'air. Il a dû ménager des cheminées, ou bien il a su utiliser les poches d'air des galeries naturelles. On n'est même pas capable de comprendre comment il s'y est pris. Et ce n'est pas tout, il n'y a pas que de l'air il y a aussi de l'eau. Vous avez sûrement remarqué les ruisseaux qui traversent certaines portions du tunnel. Regardez, il y en a un qui débouche ici.
Il montre l'origine du gazouillis permanent, une fontaine sculptée placée derrière l'orgue.
— Beaucoup de gens, au fil des âges, se sont retirés ici pour trouver la paix et la sérénité
d'entreprendre des choses qui demandaient, disons… beaucoup d'attention. Mon oncle
Edmond avait découvert dans un vieux grimoire l'existence de cette tanière et c'est là qu'il travaillait.
Jonathan s'approche encore; une douceur et une décontraction peu communes émanent de sa personne. Augusta en est sidérée.
— Mais vous devez être exténués. Suivez-moi.
Il pousse la porte par où il est apparu peu avant et les entraîne dans une pièce où plusieurs divans sont disposés en cercle.
— Lucie, hèle-t-il, nous avons des visiteurs!
— Lucie? Elle est avec toi? s'exclame avec bonheur Augusta.
— Hum, combien êtes-vous ici? demande Daniel.
— Nous étions jusqu'alors dix-huit: Lucie,
Nicolas, les huit pompiers, l'inspecteur, les cinq gendarmes, le commissaire et moi.
Bref, tous les gens qui se sont donné la peine de descendre. Vous allez les voir bientôt.
Excusez-nous, mais pour notre communauté il est actuellement 4 heures du matin, et tout le monde dort. Il n'y a que moi qui ai été réveillé par votre arrivée. Qu'est-ce que vous avez fait comme boucan dans les couloirs, dites donc…
Lucie apparaît, elle aussi en peignoir.
— Bonjour!
Elle s'avance, souriante, et les embrasse tous les trois. Derrière elle, des silhouettes en pyjama passent la tête par l'embrasure d'une porte pour voir les «nouveaux arrivants». Jonathan apporte une grande carafe d'eau de la fontaine et des verres.
— Nous allons vous laisser un moment, pour nous habiller et nous préparer. Nous
accueillons tous les nouveaux avec une petite fête, mais là on ne savait pas que vous débarqueriez en pleine nuit… A tout de suite!
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