Boris Vian - L'Arrache-Cœur

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Clémentine met au monde des triplés. Mais la souffrance que lui a infligé cette grossesse et ces naissances la poussent à ne plus adresser la parole à son mari, Angel. Elle l'empêche ensuite de participer à l'éducation des enfants. Clémentine reporte alors sur ses enfants son besoin d'aimer, et est hantée par l'idée qu'il pourrait leur arriver quelque chose. Pour lutter, elle arrache les arbres du jardin, se créant une sorte de 'mur de protection'… Mais nous, qui restons sur la rive, nous voyons que Boris Vian décrit simplement notre monde. En prenant chacun de nos mots habituels au pied de la lettre, il nous révèle le monstrueux pays qui nous entoure, celui de nos désirs les plus implacables, où chaque amour cache une haine, où les hommes rêvent de navires, et les femmes de murailles.

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– Ils ont goûté, précisa Jacquemort. La figure de Clémentine se rembrunit.

– Qui les a fait goûter?

– Votre mari, dit Jacquemort. Et c'est moi qui leur ai torché la physionomie.

– Angel est venu ici?

– Oui, dit platement Jacquemort.

Elle passa devant lui et gagna le jardin à pas pressés. Au tournant de l'allée, elle courait presque. Jacquemort remonta, cogitant. Donc il était. Mais que lui.

X

Angel avait repris le rivoir et s'occupait de l'autre bord. Il appliquait le tas du côté interne lorsque Clémentine parut, rouge d'avoir été si vite. En la voyant, les jumeaux poussèrent un glapissement joyeux et Citroën s'approcha d'elle et lui prit la main. Angel leva les yeux, enregistra le tout et se contracta.

– Qui leur a donné à goûter? dit-elle.

– Moi, répondit sèchement Angel. Quelque chose dans son ton la surprit.

– Et de quel droit?

– Assez! dit Angel brutal.

– Je te demande de quel droit tu as fait goûter ces enfants, dont il est entendu que tu n'as pas à t'occuper?

Avant qu'elle ait eu le temps de refermer la bouche, les gifles arrivèrent à toute volée. Elle chancela sous le choc. Angel, blanc comme un drap, tremblait de rage.

– Assez! gronda-t-il.

Il parut se calmer, tandis qu'elle portait une main hésitante à sa joue.

– Je regrette, dit-il enfin. Mais tu vas trop loin.

Les enfants se mirent à crier et Citroën se baissa et ramassa un clou. S'approchant d'Angel, il le lui planta dans la jambe, de toutes ses petites forces. Angel ne bougeait pas. Clémentine se mit à rire, d'un rire sanglotant.

– Assez, répéta Angel, tendu. Elle s'arrêta.

– En fait, continua-t-il, je ne regrette pas. Je regrette de ne pas avoir tapé plus fort.

Clémentine hocha la tête et partit. Les trois enfants la suivirent. De temps en temps, Citroën se retournait et lançait à son père un regard noir. Angel restait songeur. Il projeta la scène qui venait de se dérouler et remua, gêné; puis il revit en esprit sa femme étendue sur la table de la salle à manger et la rougeur mobile gagna ses tempes et son front. Il savait qu'il ne rentrerait plus chez lui. Il y avait assez de sciure et de copeaux dans le hangar pour qu'on puisse y dormir à l'aise et les nuits étaient tièdes. Il sentait une légère démangeaison à la jambe gauche. Il se pencha et en retira le clou, une fine pointe dorée; sur son pantalon de treillis verdâtre, il y avait une tache brune, de la grandeur d'une punaise. Ça faisait rire. Pauvres larves.

XI

20 mai.

Jacquemort désertait la maison depuis qu'Angel avait décidé de vivre sur son chantier. Il ne se sentait guère à l'aise en présence de Clémentine. Elle était trop mère, sur un plan trop différent. Non qu'il y vît aucun mal, car il ne mentait pas en s'affirmant vide et en impliquant, de ce fait, qu'il n'avait guère la notion des valeurs éthiques. Mais ça le gênait physiquement.

Etendu dans un coin du jardin, où poussait en abondance le fouille-pétrin, qui donne à son usager discret le courage et la décision, il en mâchonnait distraitement quelques tiges anguleuses. Il attendait Culblanc, qui devait venir le rejoindre et passer avec lui la fin de ce jour sans relief. Cette idée de relief lui fit vérifier de la main la correction de son pantalon. Comme de coutume, cela se terminerait sans doute en queue de psychiatre.

Il entendit le gravier crisser et s'assit. Pataude et plantureuse, les pieds plats, le caraco pesant, la bonne parut et s'assit à côté de lui.

– Fini ton travail? demanda-t-il.

– Fini, soupira-t-elle. Les gosses sont couchés.

Elle déboutonnait déjà sa robe, mais Jacquemort l'arrêta.

– Si on parlait un peu? proposa-t-il.

– Je suis pas venue pour ça, observa-t-elle. Je veux bien le truc, mais pas causer.

– Je veux te demander une seule chose, dit-il.

Elle retira son vêtement et s'assit sur l'herbe. Dans ce coin écarté du jardin, ils se trouvaient comme dans une petite boîte. Au reste, il n'y avait pas le moindre risque de surprise; ni Angel, ni Clémentine ne viendraient. Jacquemort, pour la faire patienter, se déshabilla à son tour. Elle évitait de le regarder. Nus sur l'herbe, ils étaient un peu ridicules tous les deux. Elle se mit à plat ventre, puis à quatre pattes.

– Je vous attends, dit-elle.

– Zut, protesta Jacquemort. Et puis, d'abord, j'en ai marre de cette position idiote.

– Allons, dit-elle.

– C'est insupportable, dit Jacquemort.

D'une poussée brusque il la déséquilibra. Avant qu'elle ait eu le temps de se rétablir, il la clouait au sol sur le dos et s'allongeait sur elle. Elle se débattit furieusement.

– Non, dit-elle, pas ça! Pas comme ça! Satyre. Jacquemort la maintenait solidement.

– Je yeux bien te lâcher, dit-il. Mais alors dis-moi pourquoi tu ne veux pas le faire autrement.

– Je ne veux pas, grogna-t-elle.

Il accentua son avantage. Il pouvait la prendre quand il voudrait.

– Si tu ne me le dis pas, je le fais comme ça.

Cette fois, elle se mit à pleurer de rage en balbutiant.

– Non… Allez-vous-en. Je ne veux pas. Vous êtes trop dégoûtant.

– Mais enfin! protesta Jacquemort, tu es complètement cinglée!

– Je ne veux pas parler, dit-elle.

– Tu parleras, dit Jacquemort.

Il pencha la tête et saisit un bout de sein entre ses dents.

– Si tu ne me le dis pas, je mange le morceau, assura-t-il la bouche pleine, avec quelques difficultés.

Il avait très envie de rire et ses possibilités s'en ressentaient. Cependant, il dut la mordiller un peu fort car elle cria et fondit en larmes pour de bon. Impitoyable, il en profita pour la forcer.

– Je vous le dirai, gémit-elle. Mais retirez-vous de moi. Tout de suite. Tout de suite.

– Tu me diras tout? dit Jacquemort.

– Je promets, dit-elle. Allez-vous-en… Allez… Oh!… Jacquemort la lâcha et s'écarta haletant. Elle était dure à tenir. Elle se rassit.

– Parle, maintenant, dit-il. Ou je recommence. Pourquoi fais-tu comme ça? A quoi ça rime?

– Je l'ai toujours fait, dit-elle.

– Quand ça?

– Depuis le début.

– Avec qui l'as-tu fait la première fois?

– Avec mon père.

– Et pourquoi comme ça?

– Il disait qu'i voulait pas me regarder. Qu'il osait pas.

– Il avait honte?

– On connaît pas ça, chez nous, dit-elle, dure.

Elle tenait ses seins dans ses mains mais gardait ses cuisses relevées et écartées. C'est la pudeur, pensa Jacquemort.

– Quel âge avais-tu?

– Douze ans.

– Je comprends pourquoi il n'osait pas te regarder.

– Non, vous ne comprenez pas, dit-elle. I voulait pas parce qu'i disait que j'étais trop moche. Et puisque c'est mon père qui le disait, il avait raison; et maintenant, voilà que vous m'avez fait désobéir à mon père et que je suis une mauvaise fille.

– Est-ce que tu aimes ça? demanda Jacquemort.

– Quoi?

– Comme tu le fais?

– Ben, c'est pas des questions, dit-elle. Vous voulez le faire ou non?

– Pas tout le temps comme ça, dit Jacquemort. Les meilleures choses lassent.

– Alors, vous êtes comme les bêtes, dit-elle. Elle se releva et chercha sa robe.

– Qu'est-ce que tu fais? dit Jacquemort.

– J' m'en vais. J'ai honte de moi.

– Tu n'y es pour rien, observa Jacquemort.

– Si, dit-elle. J'aurais pas dû, dès le début.

– Si tu me racontais un peu plus de choses, dit Jacquemort, je pourrais essayer de ménager ta sensibilité. Mais tu n'es guère bavarde.

– Madame m'avait bien dit, grogna la nurse. Je ne veux plus vous voir.

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