– Vlà 1'maréchal…, dit quelqu'un.
– Vraiment, ne put s'empêcher de remarquer Jacquemort à mi-voix, vous êtes sévères pour cette bête.
– C'est pas une bête, dit le paysan, c'est un étalon.
– Il n'a rien fait de grave.
– Il était libre, dit l'homme. L'avait qu'à ne pas fauter.
– Mais c'est son devoir, dit Jacquemort. L'apprenti déposa la marmite sur le sol et activa le feu au moyen d'un soufflet. Son maître fourragea un instant parmi les charbons au moyen du crochet; puis, le jugeant à point, il le saisit et se tourna vers l'étalon.
Jacquemort se détourna et s'enfuit. Les poings serrés sur les oreilles, il courait, maladroit d'avoir les avant-bras collés au cou, criant lui-même, pour ne pas percevoir les clameurs désespérées du cheval. Il s'arrêta après avoir atteint la petite place qu'il savait toute proche de l'église. Ses mains retombèrent le long de son corps. Le ruisseau rouge qu'il venait de traverser sur un léger pont de bois filait, sans rides, immobile et net. Un peu plus loin, La Gloïre nageait, haletant, pour ramener à sa barque un lambeau de chair pâle qui s'effilochait sous ses dents.
Hésitant, Jacquemort regarda autour de lui. Personne n'avait remarqué sa fuite éperdue. L'église était là, un œuf, avec le vitrail bleu comme un trou par où le gober. Dedans, il y avait un murmure de chants. Jacquemort fit le tour et, sans se presser, gravit les marches. Il entra.
Le curé, debout devant l'autel, battait la mesure. Une vingtaine d'enfants chantaient en chœur un cantique de première communion, dont les paroles astucieuses frappèrent vivement le psychiatre qui, pour mieux saisir se rapprocha de l'autel.
L'aubépine, c'est une fleur
La graisse, c'est du gras
La m…, c'est du bonheur
Jésus, c'est mieux que tout ça.
L'herbe, c'est pour les bêtes
La viande, c'est pour papa
Les cheveux, c'est pour la tête
Jésus, c'est mieux que tout ça.
Jésus, c'est du rabiuxe
Jésus, c'est en pluxe
Jésus, c'est du luxe…
Le psychiatre reconnut, à ce moment, que l'auteur du cantique devait être le curé et cessa de faire attention au poème, comptant qu'il lui serait facile d'en demander une copie. La musique avait ramené un peu de calme dans son esprit troublé. Ne voulant pas déranger le curé dans ses exercices répétitoires, il s'assit sans bruit. Il faisait frais dans l'église; les voix des enfants résonnaient dans le vaste édifice, accrochant des échos aux dentelures des parois. Laissant errer ses yeux çà et là, Jacquemort s'aperçut qu'on avait remis en place la chaire à couvercle et que deux charnières volumineuses lui permettaient maintenant de se renverser sans rien casser. Il se rendit compte qu'il n'était pas revenu dans ce lieu depuis le baptême des trois salopiots, et pensa comme le temps passe, et le temps passait en vérité, car, déjà, l'ombre calmait la dureté du vitrail bleu, et les voix des enfants se faisaient plus douces; ainsi va-t-il de la musique et de l'obscurité dont l'association est onctueuse et vous met un pansement sur l'âme.
Il sortit apaisé et pensa qu'il fallait voir le maréchal-ferrant pour éviter de se faire bousculer par Clémentine au retour.
Le soir allait venir. Jacquemort s'en fut vers la place du village, suivant du nez l'odeur de corne brûlée, qui flottait, imprécise. Il ferma les yeux pour ne pas se perdre et ses narines le guidèrent jusqu'à l'échoppe sombre où l'apprenti poussait un feu de forge à grand renfort de coups de soufflet. Devant la porte un cheval attendait son dernier fer. On venait de le passer à la tondeuse, sauf la partie inférieure des quatre membres, et Jacquemort admira ses belles fesses rondes, son dos un peu en creux, son poitrail puissant et sa crinière en brosse dure comme une bordure de buis.
Le maréchal-ferrant sortit du trou noir. C'était bien lui que Jacquemort, une heure plus tôt, avait vu arriver par le chemin pour torturer l'étalon.
– Bonjour, dit Jacquemort.
– Bonjour, répondit le maréchal.
Il tenait à la main droite, au bout d'une tenaille longue, un morceau de fer rouge. Au bout de son bras gauche, pendait un lourd marteau.
– Lève la jambe, dit-il au cheval.
Ce dernier obéit et fut ferré en un clin d'œil. Une vive fumée bleue de corne carbonisée se dégageait et obscurcit l'air. Jacquemort toussa. Le cheval reposa son pied sur le sol et essaya son fer.
– Ça va? demanda le maréchal. Pas trop petit?
Le cheval fit signe que non, posa sa tête sur l'épaule du maréchal-ferrant, qui lui flatta les naseaux. Puis l'animal s'en alla d'un pas tranquille. Il y avait par terre des tas de petits paquets de poil, comme dans la boutique d'un coiffeur.
– Ohé! cria le maréchal à son apprenti. Tu vas venir balayer ça!…
– Oui, dit la voix de l'apprenti.
Le maréchal s'apprêtait à rentrer et Jacquemort lui posa la main sur le bras.
– Dites…
– Quoi? demanda le maréchal.
– Pourriez-vous passer à la maison de la falaise? Un des enfants marche.
– C'est pressé? demanda l'homme.
– Oui, dit Jacquemort.
– Il peut pas venir?
– Je vais voir, dit le maréchal.
Il entra dans sa forge, croisant l'apprenti armé d'un vieux balai, qui commença à rassembler le poil épars en un tas à l'aspect dégoûtant. Jacquemort s'avança jusque sur le seuil. Il faisait très sombre et on était aveuglé par le feu dont la tache orange éclaboussait les choses d'ombres disparates. Près de la tache, Jacquemort distingua l'enclume et, allongée à côté, sur un établi de fer, une forme vague, d'allure humaine, à laquelle la lumière venue de la porte accrochait un reflet gris métallique.
Mais déjà le maréchal se retournait, ayant consulté son carnet et revenait vers lui. Il fronça le sourcil en voyant que Jacquemort s'était approché.
– Restez dehors, dit-il. C'est pas un moulin, ici.
– Je m'excuse, murmura Jacquemort, vivement intrigué.
– Je passerai demain, dit le maréchal. Demain matin dix heures. Que tout soit prêt. J'ai guère de temps à perdre.
– Entendu, dit Jacquemort. Et merci.
L'homme rentra dans sa forge. L'apprenti avait fini de récolter le poil et y mit le feu. Jacquemort, prêt à tomber devant la puanteur, s'éloigna rapidement.
Sur le chemin du retour, il remarqua une boutique de mercerie-couture. Il y avait, derrière la vitre, une vieille dame qu'on voyait distinctement dans la pièce éclairée. Elle était en train de finir une robe verte et blanche, garnie de broderie anglaise. Jacquemort s'arrêta, réfléchit et repartit. Un peu avant d'arriver à la maison, il se souvint que Clémentine portait exactement la même quelques jours plus tôt. Une robe rayée, vert et blanc, avec un col et des manchettes de broderie anglaise. Pourtant, Clémentine ne s'habillait pas au village? Si ou non?
9 mars.
Jacquemort se levait. Toute la nuit passée à essayer de faire parler la bonne sans résultat. Et, comme d'habitude, ils avaient fini par s'accoupler, toujours dans cette étrange position quadrupède, la seule qu'elle tolérât. Jacquemort se fatiguait de ce mutisme épuisant, et il fallait l'odeur de ses mains, l'odeur du sexe de cette fille, pour le consoler de n'avoir pu tirer d'elle que des réponses vagues à des questions précises. En son absence, il s'indignait contre elle, il préparait une argumentation puérile, désarmé, sitôt qu'il la retrouvait, par un silence, par une inertie trop naturels pour qu'il puisse les combattre, trop simples pour qu'ils engendrassent en lui autre chose qu'un total découragement. Il flaira sa paume, il se revit en pensée guidant sa possession et l'affermissant – à ce souvenir, sa chair s'émouvait presque malgré sa lassitude.
Читать дальше