Mais surtout, c’est fou comme les hommes interprètent la nature et croient pouvoir y échapper. Si Colombe raconte cette histoire-là de cette façon-là, c’est parce qu’elle pense que cela ne la concerne pas. Si elle se gausse des pathétiques ébats du faux bourdon, c’est parce qu’elle est convaincue de ne pas partager son sort. Mais moi, je ne vois rien de choquant ou de grivois dans l’envol nuptial des reines et dans le sort des faux bourdons parce que je me sens profondément semblable à toutes ces bêtes, même si mes mœurs diffèrent. Vivre, se nourrir, se reproduire, accomplir la tâche pour laquelle on est né et mourir : ça n’a aucun sens, c’est vrai, mais c’est comme ça que les choses sont. Cette arrogance des hommes à penser qu’ils peuvent forcer la nature, échapper à leur destin de petites choses biologiques... et cet aveuglement qu’ils ont à l’égard de la cruauté ou de la violence de leurs propres manières de vivre, d’aimer, de se reproduire et de faire la guerre à leurs semblables...
Moi, je crois qu’il y a une seule chose à faire : trouver la tâche pour laquelle nous sommes nés et l’accomplir du mieux que nous pouvons, de toutes nos forces, sans chercher midi à quatorze heures et sans croire qu’il y a du divin dans notre nature animale. C’est comme ça seulement que nous aurons le sentiment d’être en train de faire quelque chose de constructif au moment où la mort nous prendra. La liberté, la décision, la volonté, tout ça : ce sont des chimères. Nous croyons que nous pouvons faire du miel sans partager le destin des abeilles ; mais nous aussi, nous ne sommes que de pauvres abeilles vouées à accomplir leur tâche puis à mourir.
Le même matin, à sept heures, on sonne à ma loge.
Je mets quelques instants à émerger du vide. Deux heures de sommeil ne disposent pas à une grande aménité envers le genre humain et les nombreux coups de sonnette qui suivent tandis que j’enfile robe et chaussons et que je me passe la main dans des cheveux étrangement mousseux ne stimulent pas mon altruisme.
J’ouvre la porte et me trouve nez à nez avec Colombe Josse.
— Eh bien, me dit-elle, vous avez été prise dans un embouteillage ?
J’ai du mal à croire à ce que j’entends.
— Il est sept heures, dis-je.
Elle me regarde.
— Oui, je sais, dit-elle.
— La loge ouvre à huit heures, j’indique en faisant un énorme effort sur moi-même.
— Comment ça, à huit heures ? demande-t-elle d’un air choqué. Il y a des heures ?
Non, la loge des concierges est un sanctuaire protégé qui ne connaît ni le progrès social ni les lois salariales.
— Oui, dis-je, incapable de prononcer un mot supplémentaire.
— Ah, dit-elle d’une voix paresseuse. Eh bien, puisque je suis là...
— ... vous repasserez plus tard, dis-je en lui fermant la porte au nez et en me dirigeant vers la bouilloire.
Derrière la vitre, je l’entends s’exclamer : « Alors ça, c’est un comble ! » puis tourner des talons furieux et appuyer rageusement sur le bouton d’appel de l’ascenseur.
Colombe Josse est la fille aînée des Josse. Colombe Josse est aussi une espèce de grand poireau blond qui s’habille comme une bohémienne fauchée. S’il y a bien une chose que j’abhorre, c’est cette perversion des riches qui s’habillent comme des pauvres, avec des fripes qui pendouillent, des bonnets de laine grise, des chaussures de clochard et des chemises à fleurs sous des pulls fatigués. Non seulement c’est laid mais c’est insultant ; rien n’est plus méprisable que le mépris des riches pour le désir des pauvres.
Par malheur, Colombe Josse fait également des études brillantes. Cet automne, elle est entrée à Normale sup, section philosophie.
Je me prépare du thé et des biscottes à la confiture de mirabelles en tentant de maîtriser le tremblement de colère qui agite ma main, tandis qu’un insidieux mal de crâne s’infiltre sous mon crâne. Je prends une douche énervée, m’habille, pourvois Léon en nourritures abjectes (pâté de tête et reste de couenne moite), sors dans la cour, sors les poubelles, sors Neptune du local à poubelles et, à huit heures, lassée de toutes ces sorties, rallie de nouveau ma cuisine, pas calmée pour un sou.
Dans la famille Josse, il y a aussi la cadette, Paloma, qui est si discrète et diaphane que je crois bien ne la voir jamais, quoiqu’elle se rende chaque jour à l’école. Or, c’est justement elle que, à huit heures pétantes, Colombe m’envoie en émissaire.
Quelle lâche manœuvre.
La pauvre enfant (quel âge a-t-elle ? onze ans ? douze ans ?) se tient sur mon paillasson, raide comme la justice. J’inspire un bon coup — ne pas passer sur l’innocent l’ire qu’a provoquée le malin — et tente de sourire avec naturel.
— Bonjour Paloma, dis je.
Elle triture le bas de son gilet rose avec expectative.
— Bonjour, dit-elle d’une voix fluette.
Je la regarde avec attention. Comment ai-je pu manquer cela ? Certains enfants ont le don difficile de glacer les adultes. Rien, dans leur comportement, ne correspond aux standards de leur âge. Ils sont trop graves, trop sérieux, trop imperturbables et, dans le même temps, terriblement aiguisés. Oui, aiguisés. En regardant Paloma avec plus de vigilance, je discerne une acuité tranchante, une sagacité glacée que je n’ai prise pour de la réserve, me dis-je, que parce qu’il m’était impossible d’imaginer que la triviale Colombe pût avoir pour sœur un juge de l’Humanité.
— Ma sœur Colombe m’envoie vous prévenir qu’on va livrer pour elle une enveloppe qui lui importe beaucoup, dit Paloma.
— Très bien, dis-je, en prenant bien garde de ne pas adoucir mon propre ton, comme font les adultes quand ils parlent aux enfants, ce qui est, finalement, une marque de mépris aussi grande que les vêtements de pauvres des riches.
— Elle demande si vous pouvez la déposer à la maison, continue Paloma.
— Oui, dis-je.
— D’accord, dit Paloma.
Et elle reste là.
C’est bien intéressant.
Elle reste là à me fixer calmement, sans bouger, les bras le long du corps, la bouche légèrement entrouverte. Elle a des tresses étiques, des lunettes à montures roses et de très grands yeux clairs.
— Est-ce que je peux t’offrir un chocolat ? je demande, à court d’idées.
Elle hoche la tête, toujours aussi imperturbable.
— Entre, dis-je, je buvais justement du thé.
Et je laisse la porte de la loge ouverte, pour couper court à toutes les imputations de rapt.
— Je préfère le thé aussi, ça ne vous ennuie pas ? demande-t-elle.
— Non, bien sûr, réponds-je, un peu surprise, en notant mentalement que certaines données commencent à s’accumuler : juge de l’Humanité, jolies tournures, réclame du thé.
Elle s’assied sur une chaise et balance les pieds dans le vide en me regardant pendant que je lui sers du thé au jasmin. Je le dépose devant elle, m’attable devant ma propre tasse.
— Je fais en sorte chaque jour que ma sœur me prenne pour une débile, me déclare-t-elle après une longue gorgée de spécialiste. Ma sœur, qui passe des soirées entières avec ses copains à fumer et à boire et à parler comme les jeunes de banlieue parce qu’elle pense que son intelligence ne peut pas être mise en doute.
Ce qui va très bien avec la mode SDF.
— Je suis là en émissaire parce que c’est une lâche doublée d’une trouillarde, poursuit Paloma en me regardant toujours fixement de ses grands yeux limpides.
— Eh bien, ça nous aura donné l’occasion de faire connaissance, dis je poliment.
Читать дальше