— Des pets-de-nonne, dit-elle. Oui, passons à autre chose.
— Alors ? je demande.
— Ah si vous aviez vu ça ! soupire-t-elle. J’ai cru qu’elle allait avoir une crise cardiaque. J’ai dit : Madame Pallières, je regrette mais je ne vais plus pouvoir venir. Elle m’a regardée, elle n’a pas compris. J’ai dû lui redire deux fois ! Alors elle s’est assise et elle m’a dit : Mais qu’est-ce que je vais faire ?
Manuela fait une pause, contrariée.
— Si encore elle avait dit : Mais qu’est-ce que je vais faire sans vous ? Elle a de la chance que je place Rosie. Sinon je lui aurais dit : Madame Pallières, vous pouvez bien faire ce que vous voulez, je m’en f...
Foutue mitre , dit le pape.
Rosie est une des nombreuses nièces de Manuela. Je sais ce que cela veut dire. Manuela songe au retour mais un filon aussi juteux que le 7 rue de Grenelle doit rester en famille — aussi introduit-elle Rosie dans la place en prévision du grand jour.
Mon Dieu, mais que vais-je faire sans Manuela ?
— Que vais je faire sans vous ? lui dis-je en souriant.
Nous avons soudain toutes les deux les larmes aux yeux.
— Vous savez ce que je crois ? demande Manuela en s’essuyant les joues avec un très grand mouchoir rouge façon toréador. J’ai lâché Mme Pallières, c’est un signe. Il va y avoir des bons changements.
— Vous a-t-elle demandé pourquoi ?
— C’est ça le meilleur, dit Manuela. Elle n’a pas osé. La bonne éducation, des fois, c’est un problème.
— Mais elle va très vite l’apprendre, dis-je.
— Oui, souffle Manuela le cœur en liesse. Mais vous savez ? ajoute-t-elle. Dans un mois, elle va me dire : C’est une perle, votre petite Rosie, Manuela. Vous avez bien fait de passer la main. Ah ces riches... Crotte alors !
Fucking mitre , s’énerve le pape.
— Quoi qu’il arrive, dis-je, nous sommes amies.
Nous nous regardons en souriant.
— Oui, dit Manuela. Quoi qu’il arrive.
Cette fois-ci une question
Sur le destin
Et ses écritures précoces
Pour certains
Et pas pour d’autres
Je suis bien embêtée : si je mets le feu à l’appartement, ça risque d’endommager celui de Kakuro. Compliquer l’existence de la seule personne adulte qui, jusque-là, me semble digne d’estime n’est quand même pas très pertinent. Mais mettre le feu, c’est tout de même un projet auquel je tiens. Aujourd’hui, j’ai fait une rencontre passionnante. Je suis allée chez Kakuro prendre le thé. Il y avait Paul, son secrétaire. Kakuro nous a invitées, Marguerite et moi, en nous croisant dans le hall avec maman. Marguerite est ma meilleure amie. On est dans la même classe depuis deux ans et, dès le départ, c’a été le coup de foudre. Je ne sais pas si vous avez la moindre idée de ce que c’est qu’un collège à Paris aujourd’hui, dans les quartiers chics, mais franchement, ça n’a rien à envier aux quartiers nord de Marseille. C’est peut-être même pire parce que là où il y a de l’argent, il y a de la drogue — et pas qu’un peu et pas que d’une sorte. Les amis ex-soixante-huitards de maman me font bien rigoler avec leurs souvenirs émoustillés de pétards et de pipes tchétchènes. Au collège (public tout de même, mon père a été ministre de la République), on peut tout acheter : acide, ecstasy, coke, speed, etc. Quand je pense au temps où les ados sniffaient de la colle dans les toilettes, ça sent bon la guimauve. Mes camarades de classe se défoncent à l’ecstasy comme on gobe des Michoko et, le pire, c’est que là où il y a de la drogue, il y a du sexe. Ne soyez pas étonnés : aujourd’hui, on couche très tôt. Il y a des sixièmes (bon, pas beaucoup, mais quelques-uns quand même) qui ont déjà eu des relations sexuelles. C’est navrant. Un, je crois que le sexe, comme l’amour, est une chose sacrée. Je ne m’appelle pas de Broglie mais si j’avais vécu au-delà de la puberté, j’aurais eu à cœur d’en faire un sacrement merveilleux. Et de deux, un ado qui joue à l’adulte reste quand même un ado. Imaginer que se défoncer en soirée et coucher va vous bombarder personne à part entière, c’est comme croire qu’un déguisement fait de vous un Indien. Et de trois, c’est quand même une drôle de conception de la vie que de vouloir devenir adulte en imitant tout ce qu’il y a de plus catastrophique dans l’adultitude... Moi, avoir vu ma mère se shooter aux antidépresseurs et aux somnifères, ça m’a vaccinée pour la vie contre ce genre de substances. Finalement, les ados croient devenir adultes en singeant des adultes qui sont restés des gosses et fuient devant la vie. C’est pathétique. Remarquez que si j’étais Cannelle Martin, la pin-up de ma classe, je me demande bien ce que je ferais de mes journées à part me droguer. Son destin est déjà écrit sur son front. Dans quinze ans, après avoir fait un riche mariage pour faire un riche mariage, elle sera trompée par son mari qui cherchera chez d’autres femmes ce que sa parfaite, froide et futile épouse aura toujours été bien incapable de lui donner — disons de la chaleur humaine et sexuelle. Elle reportera donc toute son énergie sur ses maisons et ses enfants dont, par vengeance inconsciente, elle fera des clones d’elle-même. Elle fardera et habillera ses filles comme des courtisanes de luxe, les jettera dans les bras du premier financier venu et chargera ses fils de conquérir le monde, comme leur père, et de tromper leurs femmes avec des filles de rien. Vous pensez que je divague ? Quand je regarde Cannelle Martin, ses longs cheveux blonds vaporeux, ses grands yeux bleus, ses minijupes écossaises, ses tee-shirts ultramoulants et son nombril parfait, je vous assure que je le vois aussi nettement que si c’était déjà arrivé. Pour l’instant, tous les garçons de la classe bavent devant elle et elle a l’illusion que ces hommages de la puberté masculine à l’idéal de consommation féminine qu’elle représente sont des reconnaissances de son charme personnel. Vous pensez que je suis méchante ? Pas du tout, ça me fait vraiment souffrir de voir ça, j’ai mal pour elle, vraiment mal pour elle. Alors quand j’ai vu Marguerite pour la première fois... Marguerite est d’origine africaine et si elle s’appelle Marguerite, ce n’est pas parce qu’elle habite Auteuil, c’est parce que c’est un nom de fleur. Sa maman est française et son papa est d’origine nigériane. Il travaille au Quai d’Orsay mais il ne ressemble pas du tout aux diplomates que nous connaissons. Il est simple. Il a l’air d’aimer ce qu’il fait. Il n’est pas du tout cynique. Et il a une fille belle comme le jour : Marguerite, c’est la beauté même, un teint, un sourire, des cheveux de rêve. Et elle sourit tout le temps. Quand Achille Grand-Femet (le coq de la classe) lui a chanté, le premier jour . « Mélissa métisse d’Ibiza vit toujours dévêtue », elle lui a répondu illico et avec un grand sourire : « Allô maman bobo, comment tu m’as fait j’suis pas beau. » Ça, chez Marguerite, c’est quelque chose que j’admire : ce n’est pas une flèche côté conceptuel ou logique mais elle a un sens de la repartie inouï. C’est un don. Moi, je suis intellectuellement surdouée, Marguerite, c’est une pointure de l’à-propos. J’adorerais être comme elle ; moi, je trouve toujours la réplique cinq minutes trop tard et je refais le dialogue dans ma tête. Quand Colombe, la première fois que Marguerite est venue à la maison, lui a dit : « Marguerite, c’est joli, ça, mais c’est un prénom de grand-mère », elle lui a répondu du tac au tac : « Au moins, c’est pas un nom d’oiseau. » Elle en est restée la bouche ouverte, Colombe, c’était délectable ! Elle a dû la ruminer pendant des heures, la subtilité de la réponse de Marguerite, en se racontant que c’était sans doute un hasard — mais troublée, quand même ! Même chose, quand Jacinthe Rosen, la grande copine de maman, lui a dit : « Ça ne doit pas être facile à coiffer, des cheveux comme les tiens » (Marguerite a une tignasse de lionne des savanes), elle lui a répondu : « Moi pas comprendre quoi la dame blanche dire. »
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