Moi, je suis bien contente que mamie ne vienne pas habiter avec nous. Pourtant, dans quatre cents mètres carrés, ce ne serait pas vraiment un problème. Je trouve que les vieux, ils ont bien le droit à un peu de respect, quand même. Et être dans une maison de retraite, c’est sûr, c’est la fin du respect. Quand on y va, ça veut dire : « Je suis fini(e), je ne suis plus rien, tout le monde, y compris moi, n’attend plus qu’une chose : la mort, cette triste fin de l’ennui. » Non, la raison pour laquelle je n’ai pas envie que mamie vienne chez nous, c’est que je n’aime pas mamie. C’est une sale vieille, après avoir été une méchante jeune. Ça aussi, je trouve que c’est une injustice profonde : prenez, quand il est devenu très vieux, un sympathique chauffagiste, qui n’a jamais fait que du bien autour de lui, a su créer de l’amour, en donner, en recevoir, tisser des liens humains et sensibles. Sa femme est morte, ses enfants n’ont pas le sou mais ont eux-mêmes plein d’enfants qu’il faut nourrir et élever. En plus, ils habitent à l’autre bout de la France. On le met donc en maison de retraite près du patelin où il est né, où ses enfants ne peuvent venir le voir que deux fois l’an — une maison de retraite pour pauvres, où il faut partager sa chambre, où la bouffe est dégueulasse et où le personnel combat sa certitude de subir un jour le même sort en maltraitant les résidents. Prenez maintenant ma grand-mère, qui n’a jamais rien fait d’autre de sa vie qu’une longue suite de réceptions, grimaces, intrigues et dépenses futiles et hypocrites, et considérez le fait qu’elle a droit à une chambre coquette, un salon privé et à des coquilles Saint-Jacques à déjeuner le midi. Est-ce cela, le prix à payer pour l’amour, une fin de vie sans espoir dans une promiscuité sordide ? Est-ce cela, la récompense de l’anorexie affective, une baignoire en marbre dans une bonbonnière ruineuse ?
Donc, je n’aime pas mamie qui ne m’aime pas beaucoup non plus. En revanche, elle adore Colombe qui le lui rend bien c’est-à-dire en guettant l’héritage avec ce détachement tout authentique de la fille-qui-ne-guette-pas-l’héritage. Je croyais donc que cette journée à Chatou allait être une corvée pas possible et bingo : Colombe et maman qui s’extasient sur la baignoire, papa qui a l’air d’avoir avalé son parapluie, des vieux grabataires desséchés qu’on balade dans les couloirs avec toutes leurs perfusions, une folle (« Alzheimer », a dit Colombe d’un air docte — sans rire !) qui m’appelle « Clara jolie » et hurle deux secondes après qu’elle veut son chien tout de suite en manquant de m’éborgner avec sa grosse bague de diamants, et même une tentative d’évasion ! Les pensionnaires encore valides ont un bracelet électronique autour du poignet : quand ils tentent de sortir de l’enceinte de la résidence, ça bipe à la réception et le personnel se rue dehors pour rattraper le fuyard qui se fait évidemment choper après un cent mètres laborieux et qui proteste avec vigueur qu’on n’est pas au goulag, demande à parler au directeur et gesticule bizarrement jusqu’à ce qu’on le colle dans un fauteuil roulant. La dame qui a piqué son sprint s’était changée après le déjeuner : elle avait revêtu sa tenue d’évasion, une robe à pois avec des volants partout, très pratique pour escalader les clôtures. Bref, à quatorze heures, après la baignoire, les coquilles Saint-Jacques et l’évasion spectaculaire d’Edmond Dantès, j’étais mûre pour le désespoir.
Mais tout d’un coup, je me suis souvenue que j’avais décidé de construire et non de défaire. J’ai regardé autour de moi en cherchant quelque chose de positif et en évitant de regarder Colombe. Je n’ai rien trouvé. Tous ces gens qui attendent la mort en ne sachant que faire... Et puis, miracle, c’est Colombe qui m’a donné la solution, oui, Colombe. Quand on est partis, après avoir embrassé mamie et promis de revenir bientôt, ma sœur a dit : « Bon, mamie a l’air bien installée. Pour le reste... on va s’empresser d’oublier ça très vite. » N’ergotons pas sur le « s’empresser très vite », ce qui serait mesquin, et concentrons-nous sur l’idée : oublier ça très vite.
Au contraire, il ne faut surtout pas oublier ça. Il ne faut pas oublier les vieux au corps pourri, les vieux tout près d’une mort à laquelle les jeunes ne veulent pas penser (alors ils confient à la maison de retraite le soin d’y amener leurs parents sans esclandre ni tracas), l’inexistante joie de ces dernières heures dont il faudrait profiter à fond et qu’on subit dans l’ennui, l’amertume et le ressassement. Il ne faut pas oublier que le corps dépérit, que les amis meurent, que tous vous oublient, que la fin est solitude. Pas oublier non plus que ces vieux ont été jeunes, que le temps d’une vie est dérisoire, qu’on a vingt ans un jour et quatre-vingts le lendemain. Colombe croit qu’on peut « s’empresser d’oublier » parce que c’est encore tellement loin pour elle, la perspective de la vieillesse, que c’est comme si ça n’allait jamais lui arriver.
Moi, j’ai compris très tôt qu’une vie, ça passe en un rien de temps, en regardant les adultes autour de moi, si pressés, si stressés par l’échéance, si avides de maintenant pour ne pas penser à demain... Mais si on redoute le lendemain, c’est parce qu’on ne sait pas construire le présent et quand on ne sait pas construire le présent, on se raconte qu’on le pourra demain et c’est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd’hui, vous voyez ?
Donc il ne faut surtout pas oublier tout ça. Il faut vivre avec cette certitude que nous vieillirons et que ce ne sera pas beau, pas bon, pas gai. Et se dire que c’est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. Toujours avoir en tête la maison de retraite pour se dépasser chaque jour, le rendre impérissable. Gravir pas à pas son Everest à soi et le faire de telle sorte que chaque pas soit un peu d’éternité.
Le futur, ça sert à ça : à construire le présent avec des vrais projets de vivants.
Ce matin, Jacinthe Rosen m’a présenté le nouveau propriétaire de l’appartement des Arthens.
Il s’appelle Kakuro Quelque Chose. Je n’ai pas bien entendu parce que Madame Rosen parle toujours comme si elle avait une blatte dans la bouche et que la grille de l’ascenseur s’est ouverte à cet instant précis pour laisser le passage à M. Pallières père, tout de morgue habillé. Il nous a salués brièvement et s’est éloigné de son pas saccadé d’industriel pressé.
Le nouveau est un monsieur d’une soixantaine d’années, fort présentable et fort japonais. Il est plutôt petit, mince, le visage ridé mais très net. Toute sa personne respire la bienveillance mais je sens aussi de la décision, de la gaieté et une belle volonté.
Pour l’heure, il endure sans sourciller le caquetage pithiatique de Jacinthe Rosen. On dirait une poule devant une montagne de grain.
— Bonjour madame, ont été ses premiers et seuls mots, dans un français sans accent.
J’ai endossé mon habit de concierge semi-débile. Il s’agit là d’un nouveau résident que la force de l’habitude ne contraint pas encore à la certitude de mon ineptie et avec lequel je dois faire des efforts pédagogiques spéciaux. Je me borne donc à des oui, oui, oui asthéniques en réponse aux salves hystériques de Jacinthe Rosen.
— Vous montrerez à monsieur Quelque Chose (Chou ?) les communs.
— Pouvez-vous expliquer à monsieur Quelque Chose (Pschou ?) la distribution du courrier ?
— Des décorateurs vont venir vendredi. Pourriez-vous les guetter pour M. Quelque Chose (Opchou ?) entre dix heures et dix heures et demie ?
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