— Merci, Goncourable, et maintenant...
— ...avant, je dramatisais. Je le prenais personnellement, ce Goncourt. Je ne comprenais pas pourquoi certains écrivains paraissaient heureux de le recevoir. Sur leur visage se lisait la sérénité, parfois une froide désinvolture. Leurs yeux brillaient. Un type, je me souviens, posait devant les photographes avec son livre fraîchement couronné, il le mettait contre son visage comme s'il était un prolongement du menton, une excroissance naturelle. Les quolibets ne le touchaient plus. Cet homme avait accepté son rôle de brebis sacrifiée pour le bien de la communauté. Mieux, il en était fier. Telle la jeune fille aztèque qui trépassait pour amadouer les dieux...
— On me dit, Jean-Pierre, on me dit (taisez-vous un peu, Goncourable !), on me dit qu'on n'a plus le temps, c'est très intéressant, Goncourable, mais vraiment... on va passer au nominé suivant, mais avant je consulte les votes du public : « Souhaitez-vous que Goncourable obtienne le Goncourt? », telle était la question, et vous avez répondu, je regarde notre huissier, vous avez répondu... « non » à 52 %, ce qui est très, très serré. Je vous rappelle que vous pouvez voter pendant toute la semaine, le numéro indigo s'affiche en bas de votre écran, si vous souhaitez que Goncourable décroche le Goncourt, tapez UN, si vous voulez que ce soit un autre, tapez DEUX. Bien sûr, ce vote n'a pas d'influence directe sur le jury, mais, mais, mais.
— Et maintenant nous allons à Clichy, la patrie de Philippe, l'autre grand favori...
François éteint le poste. Il reste quelques minutes à contempler le trou anthracite. « Je ferais bien une nouvelle série sur le thème de la télé-poubelle », se dit-il.
Le téléphone sonne le téléphone. Sonne le téléphone sonne. Le téléphone sonne le té.
Louise décroche à la troisième. Ça porte chance, la troisième.
— C'est de la part de qui?... Je vous le passe.
Goncourable, en marcel et méduses, prend le combiné.
— Lui-même. Vous en êtes sûr?... Tant pis.
Louise guette la réaction de son mari. Lui se gratte la nuque. Ses doigts fins font pleuvoir un peu de pellicules en minijupe.
— Je ne l'ai pas, dit-il lentement. C'est Philippe qui s'y colle. Le public a voté pour lui massivement et le jury a suivi.
Il est déçu. Dans sa vie, il n'aura même pas réussi à décrocher le Goncourt.
Il ouvre une Heineken, la bière des petits bras.
— On pourrait partir à la campagne, dit Louise.
C'est une bonne idée, la campagne. Ou l'étranger. Personne ne le connaît à l'étranger.
— Il faut qu'on change d'air, dit-il.
— C'est ce que je disais... euh, chéri.
Louise a failli dire « Goncourable ». Elle s'est aperçue à temps que son mari n'est plus cet adjectif qu'il a été pendant deux mois. En un coup de fil, son statut a changé. Ça lui fait drôle. Elle se demande quel est le prénom de ce type, en marcel et méduses, qui se gratte le cuir en envoyant vers le ciel de petits rots à base de Heineken.
Au même moment, il y pense aussi. Car c'est important un nom et un prénom à soi, quand on veut reprendre une vie comme avant. On ne peut tout de même pas s'appeler lambda ou epsilon. Il essaye de se souvenir. La dernière fois où il s'est appelé par son prénom. C'était il y a deux mois. Dieu que cela paraît loin! Il venait de se raser, et il partait en ce début d'après-midi pour chercher un cadeau à Louise. Il s'était dit alors, en baffant l'after-shave : « Bruno, il faut casser la tirelire. »
Non, ce n'était pas Bruno... François, peut-être?... Non, François c'est l'autre... Iegor?... C'est pire.
Il se sent démâté en pleine mer. La nuque lui fait mal.
— Nous allons prendre un nouveau départ, marmonne-t-il en secouant la tête comme si la douleur pouvait partir. Qu'est-ce donc que la littérature française? C'est à peine 0,2 % du PIB.
— Oui, mon amour, dit Louise.
Dehors, sur les trottoirs, le vent mauvais de novembre balaie les pages de septembre.
Paris, novembre 2002 — mars 2003
Aux origines du Truoc-nog
En novembre 2002, alors que je me sentais en pleine forme, je me suis brusquement demandé si je n'avais pas vieilli.
Mettez-vous à ma place. J'étais sur Internet, je feuilletais par-ci, par-là, quand je suis tombé sur la liste des lauréats du prix Goncourt. Cette liste, la voici.
Nau
Frapié
Farrère
Tharaud
Moselly
Miomandre
Leblond
Pergaud
Châteaubriant
Savignon
Elder
Benjamin
Lanoux
Conchon
Borel
Charles-Roux
Mandiargues
Clavel
Marceau
Tournier
Laurent
Carrière
Chessex
Laine
Ajar
Grainville
Decoin
Modiano
Maillet
Navarre
Bodard
Fernandez
Barbusse
Bertrand
Malherbe
Duhamel
Proust
Pérochon
Maran
Béraud
Fabre
Sandre
Genevoix
Deberly
Bedel
Constantin— Weyer
Arland
Fauconnier
Fayard
Mazeline
Malraux
Vercel
Peyré
Van der Meersch
Plisnier
Troyat
Hériat
Pourrat
Bernard
Grout
Bory
Triolet
Gautier
Ambrière
Curtis
Druon
Merle
Colin
Gracq
Beck
Gascar
Beauvoir
Ikor
Gary
Vailland
Walder
Schwarz-Bart
Horia
Cau
Langfus
Tristan
Duras
Queffélec
Host
Ben Jelloun
Orsenna
Vautrin
Rouaud
Combescot
Chamoiseau
Maalouf
Van Cauwelaert
Makine
Roze
Rambaud
Constant
Echenoz
Schuhl
Rufin
Quignard
Et là, j'ai eu envie de faire ce test qui mesure les facultés mentales, vous savez, celui que l'on voit parfois dans les magazines de santé. J'ai observé ces gens attentivement pendant deux minutes, j'ai fermé les yeux et j'ai essayé de les retrouver de mémoire. (Vous pouvez, chez vous, faire le même exercice.) Résultat, j'ai réussi à sortir une quinzaine de noms. Une toute petite quinzaine, et c'est tout. J'étais très déçu. Et inquiet. Était-ce le début de la sénescence ?
J'en ai parlé à mon médecin. Il m'a regardé le fond de l'œil. « Je ne vois rien, m'a-t-il dit. Faites du sport.»
Un ami m'a conseillé de prendre des cours de mnémotechnique. « Avec ça, le tableau de Mendeleïev, c'est Angers in ze noze », m'a-t-il assuré avec ses airs de Superman. « Essaye donc les lauréats du Goncourt », ai-je répondu, un peu blessé par son arrogance. Il a chiffonné la liste entre ses fingers. Nau, Frapié, Farrère... Il s'est dégonflé. « Je ne suis pas un littéraire. Autant apprendre le bottin. » Je revenais au point de départ et je n'avais plus d'ami.
Quelques jours plus tard, après une bonne nuit de sommeil et une cure de vitamines, j'ai décidé de refaire une tentative. Quand même, me disais-je, le prix Goncourt est le prix littéraire le plus connu. Il est à la proue de la littérature française. Tu dois y arriver. Fais un effort !
Je me suis concentré. L'astuce est de prendre le problème à l'envers. Au lieu de penser bêtement à cette liste comme si elle était une suite d'objets sans lien entre eux, il faut envisager la littérature française dans son ensemble et en déduire la liste des lauréats. Après tout, sans littérature française, il n'y aurait pas de prix littéraires, donc de Goncourt. Le raisonnement me paraissait infaillible.
Aussitôt dit, aussitôt fait. La tête entre les mains, j'ai ruminé les noms des écrivains qui entraient selon moi dans la composition de la littérature française. C'est à ce moment que les cours du lycée sont remontés à la surface, mélangés à de vagues souvenirs de livres glanés çà et là. Me voilà tout content avec les premiers noms qui commençaient à sortir. Je pensais au Lagarde et Michard (celui avec un tableau abstrait en couverture) et je sentais la réussite parader au bout du tunnel. Quand j'ai comparé ce que j'ai obtenu avec la liste originale, je suis tombé de haut. Non seulement je n'ai pas dépassé les vingt noms de lauréats véritables, mais je les ai mélangés avec une cinquantaine qui n'avaient rien à voir avec le Goncourt, des intrus vicieux, des usurpateurs de bon sens, dont Alain-Fournier, Anouilh, Aragon, Aymé, Bazin, Beckett, Blondin, Calet, Camus, Céline, Cendrars, Claudel, Cocteau, Colette, France, Genêt, Gide, Giono, Giraudoux, Green, Guitry, Ionesco, Jarry, Jouhandeau, Loti, Louys, Mauriac, Maurois, Montherlant, Nimier, Pagnol, Péguy, Perec, Queneau, Renard, Romains, Saint-Exupéry, San-Antonio, Sarraute, Sartre, Schusterling, Simenon, Vercors, Vialatte, Vian et j'en oublie. Un désastre !
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