Les cuillères tintent dans la porcelaine. « C'est le meilleur mari du monde, pense Louise quand il vient s'installer au salon avec des sablés. Avoir un Goncourable à s'occuper, voilà qui n'est pas à la portée de n'importe quelle femme. Il faut des trésors de patience et d'écoute, des montagnes de sacrifices personnels. » Jamais Louise ne s'est sentie aussi forte.
— Bonsoir à tous ! Bonsoir public ! (Applaudissements du public.) Bonsoir à vous, les amoureux de littérature française! Heureux de vous retrouver en notre compagnie, et ce soir n'est pas tout à fait un soir comme les autres, n'est-ce pas Jean-Pierre ?
— Non, Fred.
— Car nous sommes avec un écrivain dont on parle beaucoup en ce moment, et ce n'est pas avec des mots doux, si j'ose dire, un écrivain qui va tenter de se défendre, j'ai nommé... GONCOURABLE. ( Applaudissements. ) Enfin « prétendant », c'est une façon de parler, car mon petit schtroumpf me dit qu'il n'est pas trop demandeur de ce prix-là, hein !... Bonsoir Goncourable.
— Bonsoir Fred, bonsoir Jean-Pierre.
— Punaise, vous n'avez pas bonne mine, Goncourable. On vous a raté au maquillage, ou quoi?
— J'ai très mal à la nuque.
— Alors, Goncourable, mis à part la santé, pas trop la pression ?
— Certainement, Fred. Mais on s'habitue.
— Ha, ha ha ! « On s'habitue », toujours décontracté le Goncourable, eh oui, c'est une de vos forces. Vous êtes du genre à plaisanter sur l'échafaud.
— Je crois bien. ( Rires. )
— Commençons d'abord par vous poser une question qui est sur toutes les lèvres, une question d'actualité. On parle de réformer le prix Goncourt. Voire de le supprimer. Qu'en pensez-vous, vous qui êtes aux premières loges ?
— Vous pouvez prendre votre joker, Goncourable. Il pourra prendre son joker, Jean-Pierre. ( Cris «Joker, joker!» )
— Je vais vous répondre franchement. ( Applaudissements du public, on reconnaît l'éditeur au premier rang. ) Que reproche-t-on au Goncourt? Des broutilles. On dit qu'il est cruel, injuste, vendu. Trop XXe siècle, en somme. On prétend qu'il s'acharne sur certaines maisons d'édition, au détriment des autres que l'on favorise et qui ne l'ont jamais. On stigmatise ses gaffes énormes : Proust en 1919, Malraux en 1933. Céline lui-même a failli y passer. On a eu chaud. Alors on doute. J'ai douté, moi aussi. Mais j'ai compris. Ne jetons pas le vénérable centenaire avec l'eau du bain. Nous avons besoin du Goncourt. Il doit rester ce vaisseau amiral qui balise les abîmes de la médiocrité littéraire. Jugeons-le aux résultats. Par cent fois il a laissé tomber son couperet, et franchement, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas failli à sa mission : la plupart des livres couronnés sont insignifiants et leurs auteurs condamnés à l'oubli. Si c'est pas un beau palmarès! ( Applaudissements. )
— Vous êtes d'un fair-play étonnant, Goncourable. N'est-ce pas, Jean-Pierre?
— C'est un saint.
— Alors, Goncourable, je rappelle aux téléspectateurs qui viennent de nous rejoindre que vous allez peut-être, je dis bien peut-être, recevoir le Goncourt, la semaine prochaine, au restaurant Drouant, célèbre pour son petit homard aux aubergines confites, sauce corail.
— Oui, enfin rien n'est joué.
— Rien n'est joué, comme vous dites, mais vous êtes le favori, tout de même. Les critiques sont d'accord. Vous avez une sacrée presse, si j'ose le mot, une presse qui vous éreinte, ça! On vous découpe en petits oignons. C'est vous le homard, si je puis dire. ( Rires. ) Pour une fois, ce n'est pas Philippe, le pauvre, il a un an de répit.
— Philippe est un écrivain. Il est meilleur que moi sur tous les critères. Que cela soit clair. Ne me regardez pas avec vos yeux de lapin surpris par les phares. ( Rires. ) Je ne suis pas de ceux qui vont se taire en attendant les résultats, par fausse modestie ou par calcul. Je pense que... c'est mon livre qui mérite le Goncourt cette année. ( Brouhaha dans le public. )
— ...?...
— ... vous avez entendu comme moi, Fred...
— Silence SVP ! Je veux le silence !... Alors, Goncourable, comment... Nous avons bien entendu, Fred et moi ?
— Oui, Jean-Pierre. Je prends sur moi le Goncourt.
— Et comment... comment... justifiez-vous ce choix, délibéré, assumé, grave on peut dire.
— Le Goncourt, j'y travaille depuis des années. C'est le résultat d'une remise en cause permanente. ( Brouhaha dans le public. )
— Laissez-le s'expliquer... Vous disiez, Goncourable ?
— Je veux le Goncourt.
— Bien, admettons, encore que cela dépasse la raison, mais puis-je vous demander pourquoi ?
— Écoutez, Jean-Pierre... comment vous le dire... le Goncourt c'est beaucoup d'argent. Comprenez-moi bien. Il y a eu tellement d'efforts. C'est pas évident, vous savez. Il ne suffit pas de se dire « aujourd'hui je me force à écrire mauvais », non, la littérature est une mécanique subtile qui ne se commande pas. On a besoin d'inspiration. Mes droits d'auteur, je les ai durement gagnés. D'ailleurs je tiens à remercier Louise, ma compagne, qui a toujours été à mes côtés...
— Louise?... Ha! Vous tombez bien, Goncourable. Louise... Elle est ce soir l'invité mystère du plateau littéraire! ( Jingle « When a man loves a woman », applaudissements. )
— Ah, pour une surprise, c'est une surprise !
— Venez, Louise, approchez. Donnez-lui un micro, Fred. Vous êtes superbe, Louise... Alors Louise, que pensez-vous de votre mari ?
— J'en suis fière.
— Parlez dans le micro, on vous entend mal.
— J'en suis fière.
— Parce qu'il y a des femmes qui ne seraient pas contentes, n'est-ce pas, il y a des femmes qui divorceraient, hein Fred, on en a vu, pour les Goncourt précédents, ça met une pression dans les couples, ça jette un froid, je suppose.
— Écoutez, Jean-Pierre, quand on s'est mariés, Goncourable et moi, on a fait ça devant Dieu et les hommes, on s'est dit « pour le meilleur et pour le pire ». Je ne vais pas le lâcher en ce moment.
— Au revoir, Louise. Merci pour votre témoignage. ( Applaudissements. ) Vous avez de la chance, Goncourable, après tout. Un sacré bout de bonne femme que vous avez à la maison, malgré vos piètres performances littéraires.
— Ne soyez pas bêtement vexant, Fred.
— Mais je ne le suis pas, Jean-Pierre. Regardez-le. Il se porte comme un charme. Je ne vous ai pas vexé, hein, Goncourable ?
— Du tout. Il faut appeler un chat un chat, et un mauvais écrivain un mauvais écrivain. Pour mettre les bons écrivains en valeur, les mauvais sont indispensables. J'assume mon rôle avec sérénité. Je suis droit dans mes bottes. Vous connaissez la fable du joueur de flûte et des rats ? Eh bien moi, c'est pareil. Quand j'écris, je joue de ma flûte à moi, je prends sur moi la petitesse de la littérature française, elle me suit dans mon texte, je l'emporte dans mes livres. La littérature française s'en sort purifiée, comme neuve. ( Léger brouhaha dans le public qui va en augmentant, seul l'éditeur reste de marbre. )
— Alors un dernier mot pour conclure, car on me dit que le temps presse, votre vision à long terme...
— J'ai une sacrée responsabilité. Si je fais mal mon travail, si mon roman n'est pas l'aimant indispensable qui capte les médiocrités comme le filtre du lave-vaisselle recueille les arrêtes du maquereau, la littérature française risque gros. Dès lors, il est juste que mes tirages soient les plus imposants de la littérature française : c'est la compensation financière pour mon talent hors normes, presque mystique... ( Brouhaha, sifflets, « ouh ouh », « faites-en du pâté ». )
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