A vingt-neuf ans, je découvre par cet orateur espiègle l'euphorie talmudique, la gaieté d'enfiler les lunettes d'un homme-question, l'incroyable volupté de renoncer à être pour devenir toujours. En se donnant le droit d'être infidèle à tout. En se désankylosant l'esprit. Le Talmud me conquiert instantanément. Aucune autre fête de la pensée ne m'a depuis fécondé avec une telle tonicité. Jamais je n'avais soupçonné l'énormité de la joie juive qui jaillit de la pratique aventureuse du Talmud, un toboggan sans fin. En refusant de répondre à ses propres interrogations autrement que par d'autres questions qui ricochent l'une contre l'autre, l'esprit se décalcifie et propulse sans cesse l'idée trop stable que l'on se fait de soi vers d'autres territoires. Quand le catholicisme joue si souvent à la belote pépère, en lustrant ses dogmes, le judaïsme joue au poker mental.
Désempaillé par ce Marc-Alain Ouaknin qui parle à vingt-trois images seconde (en accéléré), j'entrevois soudainement la possibilité d'être juif. Mieux, la nécessité d'expérimenter cet état revigorant pour ne pas mourir de mon vivant. A l'entendre, est juif tout être qui consent à se démomifier ; et à danser furieusement sur le tas de ses bandelettes. L'intranquillité radicale de ce rabbin me requinque. On est bien loin des étroitesses débiles sur « le peuple élu » ; le vent frais de l'universalisme flotte sur sa gaieté.
Dès le lendemain de cette conférence copernicienne, je me mets à compiler livre sur livre sur le Talmud, afin de pâturer dans ce champ-là par nature illimité. Les volumes de Ouaknin, tous teintés par sa fraîcheur, me serviront de tremplin vers d'autres travaux rabbiniques tout aussi érudits mais parfois moins juifs à mes yeux ; entendez empesés de sérieux, atteints de goyisme péremptoire. Le judaïsme le plus souriant déboule dans ma pensée et me procure le savoureux bonheur d'apprendre à ne plus savoir ce que je croyais connaître. Et à abjurer sans cesse.
A compter de cette conversion au Talmud, quelque chose de gris en moi se colore. Réchauffé par le cœur du judaïsme le plus ouvert, je redeviens quelqu'un qui devient. Un bourgeon perpétuel, un départ prolifique, une orgie de doutes. Mes petites veines se gonflent de grands désirs. J'apprends à décrocher de mes points de vue, à faire pivoter sans arrêt l'angle de ma réflexion, à dézinguer celui que j'étais. Et à dédaigner l'ornière des réponses. Pour m'élancer dans une existence hérissée de points d'interrogation, alcoolisée de questionnements.
C'est dans une synagogue que le petit-fils du Nain Jaune s'est rencontré ; et que je me suis défatigué de mon hérédité pour filer vers une identité toujours diverse. Comme s'il m'avait fallu ranimer en moi la lumière juive que mon aïeul s'était appliqué à éteindre depuis le deuxième étage de l'hôtel du Parc.
Assez vite, j'ai flairé pourquoi les Juifs enquiquinent les pisse-froid depuis l'Antiquité : ce club d'acrobates du verbe fut inventé pour botter le cul des certitudes. Et saboter les axiomes. Peuple de l'interrogation, amis des courants d'air spirituels, des concepts rebondissants et des trampolines de la pensée, ils ne pouvaient qu'agacer les dogmatiques et les aficionados de l'inertie. Quand un nazi brûle un livre, c'est pour l'anéantir ; si un rabbin s'y colle, c'est qu'il en est l'auteur. Lisez donc Le Livre brûlé de Ouaknin ; et abusez de sa prose !
Et dire que Vichy voulut lutter contre l'influence de ces gens-là... mû par le rêve sinistre de façonner une France obèse de réponses, repue de credo patriotard et vide de questions. En somme déjà morte. Comme l'Allemagne sans vie que préparait Hitler, asphyxiée de doctrine, prête à sortir des écrans radar de la modernité. Quel projet terrible que de vouloir exterminer des points d'interrogation !
Enjuiver la France
Le Nain Jaune avait contribué à désenjuiver la France ; cela fait dix ans que j'essaye de l'enjuiver. Sur les bancs de Copernic, étourdi de Talmud, j'ai rapidement fait une autre découverte : les questionneurs hilares que je coudoyais possédaient tous des ancêtres qui savaient lire depuis près de trois mille ans. On n'est pas juif par acte de foi - contrairement aux catholiques priés de croire ; on l'est si l'on consent à étudier. La fréquentation du Livre (la Torah) et de la chose écrite fonde l'identité des familles qui s'imaginent juives. Cette petite amicale de papivores tient donc plutôt mieux tête à l'adversité que la plupart des communautés humaines depuis deux ou trois millénaires ; car elle bouquine et fait bouquiner ses enfants. La martingale gagnante est là : constituer un peuple du livre, ruminant sans fin cette phrase magnifique du Talmud : « Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient. »
L'Aryen moyen est fier de son ADN ; le Juif de sa bibliothèque.
Pour réparer l'œuvre vichyste du Nain Jaune, j'ai donc formé le projet d'enjuiver les Français en en faisant progressivement un autre peuple du livre. Une nation ardente à lire aux éclats, fière de ses bibliothèques, radieuse de jouir de ses textes. Du crime du Vél d'Hiv à la promotion de la lecture... il n'y avait qu'un pas : je l'ai franchi par angoisse. Et par détestation de la haine.
Printemps 1998. Le Front national me rend malade.
La bouche de Jean-Marie Le Pen crache les opinions du Nain Jaune avec un déboulé qui enflamme une part colérique de la nation. Ivre de certitudes nationales, l'atrabilaire rameute les rancunes sociales à fleur de société, flatte les pas contents et fait reluire des chimères tricolores que je croyais effritées en 1945. De meetings bondés en réunions populaires, les gens bien, soudain, le font monter sur le pavois. S'agit-il d'un soudard aux yeux bleus, aux crocs blancs et aux yeux injectés de sang bien rouge ? Non, loin de ne coïter que dans l'insulte, le paladin de la haine française se bombe de vertus, se gonfle même de principes très chrétiens et convoque les plus hautes valeurs pour habiller de frais l'antique caquet raciste. Toujours la même méthode : l'ennoblissement du pire. On enveloppe les bas instincts dans le drapeau. Pour foncer vers l'inconduite, l'humanité semble avoir besoin d'élévation morale, de dévouement sincère et d'une solide dose de droiture. A Saint-Germain, on croit Le Pen vil, tortionnaire à ses heures et habile à capter des héritages ; à Dreux, à Marignane ou à Orange on applaudit en « Jean-Marie » quelqu'un de réglo.
Comme le Nain Jaune, celui de 1942.
Avec mon ami Pascal Guénée, le soutien d'une bande d'écrivains crêtes d'optimisme, l'appui sincère de la Ligue de l'enseignement et de l'Union nationale des associations familiales, nous nous lançons à l'automne 1999 dans l'aventure du programme Lire et faire lire. Des centaines, puis des milliers, puis des dizaines de milliers de retraités répondront à notre appel en venant transmettre aux enfants des écoles maternelles et primaires de ce pays la jubilation de la lecture. La méthode de Lire et faire lire est simple, tendre et efficace : parier sur le lien inter-générationnel pour fabriquer une nation de lecteurs.
Je me suis toujours gardé de révéler qu'il s'agissait, à mes yeux de petit-fils du Nain Jaune, de réparer l'horreur du Vél d'Hiv.
Souvent, des gens se sont étonnés que j'aie pu dépenser, bénévolement bien entendu, autant d'énergie pour cette cause depuis des années. Ce militantisme ne me coûtait pas : je ne faisais que rembourser nos dettes familiales contractées en 1942-43.
A chaque fois que je pénètre dans une école où des mouflets rient autour d'un retraité occupé à se délecter d'un livre avec eux, en engoulant des livres dans le coin d'une bibliothèque, je repense fugitivement aux quatre mille gamins du Vél d'Hiv. Ils ont peut-être grillé mais l'esprit du judaïsme sera diffusé, envers et contre tout, jusqu'aux tréfonds de nos banlieues où rôde le chagrin social. Les funestes gens très bien n'auront pas le dernier mot.
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