- Possible.
- Hitler a eu le tact d'aider les vichystes à préserver leur bonne conscience et ça a marché ! En leur procurant des faux-fuyants de confort, des assurances apaisantes auxquelles ils ne pouvaient pas raisonnablement croire mais auxquelles il leur plaisait de croire ! Afin qu 'ils puissent ne pas savoir qu 'ils savaient...
Zac s'arrêta un instant, répéta cette dernière phrase en allemand, reprit son souffle et ajouta :
- Je suis chagriné d'avoir à te dire ces mots-là, très déprimants, mais ils rendent compte du réel, Alexandre. Ton grand-père a agi sous l'empire d'une tout autre morale, nationale, d'une perception de la réalité parfaitement étrangère à notre logiciel mental actuel. C'est avec les ingrédients d'un monde normal, positif et moral que lui et ses vichystes ont contribué à bâtir l'enfer en Europe.
- Ils n'auraient rien vu de la Shoah alors qu'ils en auraient eu les quasi-preuves sous le nez ?
- Oui.
- Ça me paraît un peu gros.
- Quand on désire ne pas voir, on ne peut pas voir. Tu en veux la preuve ? tout de suite ?
- Oui.
- Tu vois ce tableau de Boudin ? me lança Zac en désignant la toile qui écrasait de sa présence leur salle à manger. Cette toile a été offerte par ma grand-mère à mes parents pour leur mariage en 1965, en souvenir de leur rencontre qui a eu lieu sur cette plage, à Trou-ville-sur-mer.
- Et alors ?
- Durant vingt années, ni mes parents ni moi ni aucun des Frank n'a vu que cette toile fut volée fin 1941 à une famille juive de Hambourg par ma grand-mère aryenne. Alors que nous sommes tous experts en peinture, de père en fils. Parce que nous ne voulions voir dans ce tableau que le décor émouvant de la rencontre de mes parents ! Pas une seconde nous n'avons accepté de percevoir le réel. Nous, issus - pour partie -d'une famille juive laminée par la Shoah !
- Comment auriez-vous pu le deviner ?
- Ce tableau est le seul, dans nos stocks, dont nous ne possédions pas les titres de vente, le pedigree historique. Et il provenait de ma grand-mère allemande qui prétendait que des amis de Hambourg l'avaient laissé chez elle en dépôt pendant la guerre ; des amis qui ne seraient jamais venus réclamer leur bien par la suite !
- Quand as-tu appris cette histoire ?
- Hier. Ma grand-mère a tout déballé quand on lui a réclamé avec insistance les papiers de ce Boudin, pour mettre nos archives en ordre.
- Ta grand-mère ? ai-je relevé interloqué. Tu as encore une grand-mère vivante ?
- Née en 17. Eva vit à Montreux, personne ne la voit jamais. Maman et elle sont fâchées depuis toujours. Lourdement fâchées.
Je n'ai pas eu la présence d'esprit de m'étonner que son père juif - vivant dans des maisons où l'on mangeait casher ! - ait pu épouser une Allemande au passé familial si radioactif. Manifestement, quelque chose clochait. J'ai simplement pensé que ce Boudin splendide avait toujours été pour moi une réminiscence de la Mandragore, pour Zac et ses parents l'écho d'une rencontre amoureuse et pour sa Granny un butin de guerre arraché à des youpins dans une Allemagne pas encore Judenfrei (libre de Juifs). Dans les trois cas, les intentions de Boudin avaient été annulées. Personne n'avait aperçu ce que le peintre normand avait effectivement peint ! Le réel n'avait pas compté.
Fallait-il admettre que les familles sont des machines à cacher la vie ? A rendre digeste l'inadmissible ?
Le réel et nous
30 juillet 1980, le Zubial meurt : je perds l'enchanteur qui me protégeait du réel ; cette réalité qu'il n'aimait pas car il n'en était pas assez l'auteur. Depuis ses neuf ans, mon père avait pris l'habitude de ne pas voir ce qu'il percevait et de raconter autre chose que ce qu'il avait vécu. Son existence s'est bien éteinte en 1942. La mienne connut pareille éclipse fin juillet 1980, lorsqu'il m'abandonna. Cinq jours plus tard, on n'ensevelit pas que mon géniteur dans le cimetière de Vevey, aux côtés des restes du Nain Jaune : on enterra également mon maître en cécité.
Sans répit, j'ai commencé à griffonner dans un cahier ce que je ne savais pas de lui, ce que j'aurais pu ou dû vivre dans son sillage quasi fictif, et autre chose que ce qu'il m'avait dit d'événements qu'il n'avait lui-même pas traversés. Tout de suite, il m'a fallu à toute force reconstituer un réel de substitution, finalement plus réaliste que l'incroyable passé du Nain Jaune. J'ai alors contracté un rire forcé, un optimisme désespéré et la manie, si protectrice, d'affabuler à volonté. Il fallait que notre famille ne fût pas ce qu'elle était. Que la Mandragore restât un haut lieu du bonheur léger, le Nain Jaune un héros romanesque, ma mère une héroïne filmique, le Zubial un trapéziste exempté d'apesanteur. En bon Jardin, j'ai repris à mon compte le pli d'exhiber ce qu'il fallait dissimuler, de montrer la vie pour qu'elle ne soit pas vue.
Adolescent, je devins pire qu'un mythomane ; parfois, un mytho arrête de baliverner, moi presque jamais. Mais en pratiquant un mentir vrai qui criait ce que je n'arrivais pas à murmurer. En toute saison, je me mis à rectifier le réel pour le purger de ses insuffisances. A tartiner du miel sur le pain rassis d'une réalité décevante. Me demandait-on comment allait ma grand-mère ? J'assurais qu'elle ne pouvait s'endormir chaque soir que la fenêtre ouverte, au cas où un cambrioleur affriolant serait venu lui faire l'amour subrepticement pendant son sommeil ; alors qu'elle n'ouvrit sa fenêtre qu'une seule fois dans cette intention sensuelle. Et sans y croire vraiment ; ou seulement pour me faire rire. M'interrogeait-on sur les mœurs épiques des miens ? Je les transformais en grands fouleurs de principes, leur prêtant un abracadabrantesque répertoire sentimental. Ce qui était inexact tout en étant tragiquement vrai. La pratique de la rodomontade m'apaisait. Je m'endettais sans gêne de souvenirs exorbitants, très au-dessus de nos moyens érotiques. Il me fallait dissoudre la réalité pour que le véritable Nain Jaune n'existât plus. Pour chasser de ma mémoire la petite photographie de Pierre Laval bien en évidence sur son bureau.
Le pire devait être transformé en confettis de fête ; le gaz d'Auschwitz en bulles de champagne ; les étoiles jaunes en accessoires de farces et attrapes.
Dix romans ont suivi : tous disputent au réel le dernier mot.
Tous récusent l'inéluctable avec foi, guerroient contre le déclin - pourtant fatal - des passions, révoquent à grands cris l'effritement du désir. Tous disent non à la tristesse sans fin des jours et insultent les êtres qui pactisent avec la réalité ou osent se démettre de leurs désirs. Tous jouent avec l'idée fallacieuse que je mènerais une existence aussi trépidante que celle de mes héros ; quand ces derniers, pétris de songes, ne se prénomment pas tout simplement Alexandre. Tous mes volumes furent lus par des gens probablement aussi malades du réel que moi ; et ils furent nombreux. Tous donnent à voir un univers qui n'aurait pas été désenchanté par le Nain Jaune, inaccessible aux mauvais sentiments, allégé de la moindre noirceur. Pour faire l'auteur réjoui de Fanfan, il fallut la scène du 16 juillet 1942 au deuxième étage de l'hôtel du Parc. Pour donner naissance à mon île des Gauchers - une société à l'envers enfin à l'endroit, - il fut nécessaire que mon grand-père soit plus décisif qu'un Touvier et beaucoup plus central qu'un Papon. Le rose ne peut naître que du noir profond. Tout sourire est une grimace retouchée, une douleur disgraciée.
A présent que je quitte ma condition de faux-monnayeur polygraphe, d'illusionniste espiègle pour oser m'aventurer dans le réel, qui vais-je devenir ? Un type un peu dégoûté par le projet de s'autocréer. Sans doute serai-je moins ce que je raconte. Et plus domicilié dans ma propre peau.
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