Le drame de papa et de ses guidounes c'est un drame de chemin de fer, je veux dire un problème d'horaire et d'aiguillage. Même s'il avait voulu amener maman en bateau, il n'aurait jamais pu la décider : elle ne se couchait jamais avant six heures du matin et se réveillait pour ainsi dire au moment précis où le soir papa venait s'écraser sur le matelas, après avoir déposé, comme tous les soirs, quinze perchaudes et deux barbues sur la table émaillée de la cuisine. Qu'elle était douce et belle, maman, quand elle se réveillait à la brunante, à temps pour nous donner à manger et nous mettre au lit. Elle avait de longs cils de soie noire qui lui faisaient de l'ombre sur les yeux, une voix comme du miel de trèfle, à peine éraillée ; elle était comme les grandes actrices qui dansaient avec Fred Astaire et Frank Sinatra le bien-aimé.
Vers huit heures, elle se mettait à chantonner pour nous endormir, pendant que le poisson bouillait avec les patates et les oignons ; la porte de notre chambre restait ouverte pour qu'on puisse l'entendre. Plus tard, dans la soirée, elle se laissait tomber sur le grand sofa de peluche du salon, avec sur la table à café en noyer une boîte de Black Magic (centres mous et centres durs) - une boîte de cinq livres lui faisait deux nuits. Suivant la saison, elle lisait des photos-romans italiens ou des bandes dessinées en anglais, ce qui lui donnait une culture de l'esprit mi-européenne, mi-américaine, qui a beaucoup déteint sur nous puisque, les jours de pluie qui étaient souvent des jours de congé, Jacques et moi plongions avec ravissement dans ces catéchismes sentimentaux pendant qu'Arthur mimait les histoires des comics. Dans les uns, l'amour avait toujours raison et l'emportait après mille misères, détours, suspenses, trahisons ; dans les autres, c'était à tout coup sûr la justice qui triomphait contre les énormes facéties des forces du mal. Sans Superman, je ne sais pas ce que nous serions devenus. Ces lectures faisaient de nous des garçons ardents en amour et en batailles et c'est là - même si papa maugréait - que nous avons tous les trois pris goût à dévorer de l'imprimé comme s'il se fût agi de nourritures essentielles.
Bien sûr, cette habitude de tout lire tout le temps m'a créé des tas d'ennuis, de difficultés, d'embêtements au collège, au point que je n'ai pas poursuivi des études qui, de toute manière, m'auraient sûrement quitté d'elles-mêmes. Mais ni Arthur, ni Jacques n'en ont souffert. Je veux dire... chacun peut aller jusqu'à un certain point, à chacun ses frontières : j'avais atteint mes limites. À chacun son voyage : papa allait jusqu'à l'embouchure de l'Outaouais, maman allait jusqu'à la pharmacie (acheter des romans-photos) ; moi, je suis allé jusqu'en Belles-Lettres, à Montréal.
Quand papa est mort de sa pneumonie, maman, qui ne se plaisait pas à Sainte-Anne, est retournée vivre avec sa sœur qui habite Lowell, au Massachusetts, depuis une bonne trentaine d'années. Des fois, elle nous envoie des cartes de Noël, même l'été au mois d'août, ou encore, au printemps. C'est l'intention qui compte après tout, je veux dire... si ça lui fait plaisir le 27 mai de nous souhaiter un merry Christmas imprimé en sucre rose sur carton pailleté, on ne va pas lui dire : Maman, ce n'est pas la bonne date ; elle n'a pas un cœur de 365 jours, elle, c'est par bloc. C'est que ça doit être difficile de s'y retrouver quand on vit la nuit avec du chocolat qui répand cette odeur, douce et âcre à la fois, jusque dans les replis des tentures.
O
Le soleil aujourd'hui est plus cru encore qu'hier. Un soleil cru qui cuit. Je ne vois pas comment j'ai pu me passer aussi longtemps d'écrire, je veux dire je faisais des poèmes bien sûr, mais sans forcer... j'attendais que vienne l'inspiration. Des fois, je patientais trois semaines, c'était de la chasse à l'arc... Noircir ces cahiers, c'est autre chose : ils sont là, ouverts, derrière le poêle, ou pliés proprement dans la poche de mon veston, ou empilés sur le dessus du poste de télévision, dans la toilette, au grenier. Ils me suivent, me rattrapent, me sollicitent, chaque être humain devrait être forcé de remplir des cahiers : au bout de l'instruction obligatoire, il devrait y avoir l'écriture obligatoire, il y aurait moins de méchancetés, vu qu'on aurait tous le nez dans des cahiers. C'est peut-être d'ailleurs ce qu'ils appellent l'éducation permanente, une éducation frisée, comme si on ne passait pas sa vie à s'instruire, à se faire beau, à dévorer ce qui se présente.
À la radio, il y a Gilles Vigneault qui chante, le cœur dans la gorge, ça lui donne une drôle de voix. Papa chantait mieux que lui, il avait aussi mal au pays, comme on dit j'ai mal au ventre, je vais prendre un Eno's fruit salt ; je n'ai pas digéré les Anglais ni les curés, je vais sucer des Tums, ça va passer. Si ça ne passe pas, je vais dégueuler, renvoyer comme on fait dans la neige, à la porte des tavernes.
Ils avaient probablement tout prévu : dès ma naissance, ils savaient que je glisserais dans un trou sans demander mon dû, ma joie, ma place. Je ne suis pas de ceux qui clouent des oiseaux aux érables. Mais j'en ai une folle envie. Mon frère Jacques a bien tourné : il les amuse. Mon frère Arthur a bien tourné : il a fait de la charité un système économiquement rentable. Moi aussi, j'ai bien tourné : je suis là au bord de la route, prêt à les nourrir de mon mieux s'ils daignent s'arrêter, je suis le cuisinier du pays, leur fidèle serviteur. Mais ça commence à m'ennuyer. Bien sûr, si je faisais fortune je pourrais m'acheter une automobile et tuer le temps ou quelques passants, mais au bout d'un réservoir d'essence, qu'est-ce qu'il reste ? Le vide. Tu remplis à nouveau : donnez-moi de l'Esso extra. Toute ta vie tu remplis un réservoir qui continue de se vider. Un jour, tu dois avoir envie d'aller à pied, et quand t'es à pied tu peux ruer, t'abandonnes ta Toronado sur le bord de la route, tu te couches dans un champ de chiendent, la tête vers le ciel, tu te dis : celui qui mérite le plus gros coup de pied au cul c'est celui qui m'a créé. Je veux dire... j'aime mieux vivre aujourd'hui qu'hier. Je pense qu'il n'y a rien de plus beau qu'une salle de bains jaune vif avec un rideau de douche orange, des carreaux de céramique jusqu'au plafond, une toilette Crane, la plus basse, la Royale, un lavabo Impérial avec trois chantepleures chromées, la baignoire à ras du sol comme une piscine de motel, des serviettes-éponges mauves, épaisses comme plumes de poule, des chandeliers de cuivre, des prises de courant discrètes pour le rasoir électrique, des lampes à ultraviolet pour brunir le dos, chauffer les pieds. Il n'y a rien de plus beau qu'une belle salle de bains dans une belle maison dans une belle rue. Seulement c'est de se la payer et puis, surtout, c'est la façon de s'en servir qui m'écœure. Tu tournes en rond, garçon, dans le sens des aiguilles. Tu vieillis, tu pourris, tu... fumier !
- François, viens me déshabiller.
- J'écris.
- François, je ne le demanderai pas deux fois.
- C'est déjà fait.
- Tu ne vas pas au restaurant aujourd'hui ?
- Tout à l'heure, Marise, tout à l'heure.
- À quoi ça te sert de rester là ?
- À comprendre. Tu vois, je viens de me rendre compte que je suis la victime d'une guerre, une drôle de guerre qui a dû commencer sans qu'on le veuille comme au Vietnam. Le général Motor a consulté le général Electric, ils se sont dit : nous allons dominer l'Amérique. Mais avant de tenter un grand coup, faisons une expérience : les sociologues vont nous choisir le citoyen moyen et en tracer le portrait socio-psychologique. Alors, ils ont cherché, les sociologues, ils ont parcouru le New Jersey, le Mississippi, le Wyoming, l'Arkansas, la Louisiane, le Delaware, le Québec, le Yukon. Ils ont fait un rapport. Tu peux toujours faire confiance aux sociologues pour te faire un rapport entre deux couvertures de carton de couleur. C'est à ce moment-là qu'ils sont payés, tu comprends. Ils ont consulté les statistiques et ils ont trouvé leur citoyen moyen, celui à propos duquel ils recommandaient que l'on fasse des tests : François Galarneau, un homme d'aujourd'hui qui ne se sauverait pas dans les Apalaches ; ils lui ont placé des électrodes au cerveau un soir où il dormait à côté de sa femme et qu'il rêvait aux Barbades qu'il avait vues à la télévision la veille dans un film d'Esther Williams, un vieux film, en couleur, rassurant. L'expérience dure depuis quelques mois déjà, ils approchent des conclusions dont ils avaient besoin, ils envisagent des travaux gigantesques, ils vont détourner l'eau des Grands Lacs pour la remplacer par du coca-cola par exemple, pour que le long du fleuve, à Sorel, à Saint-Jean-Port-Joli à Rivière-du-Loup, les enfants qui se baignent soient sucrés.
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