Pour Maurice Nadeau, celui de Saint-Henri.
Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l'Amérique. Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré.
ANDRÉ BRETON.
CAHIER NUMÉRO UN
A
Ce n'est vraiment pas l'après-midi pour essayer d'écrire un livre, je vous le jure, je veux dire : ce n'est pas facile de se concentrer avec la trâlée de clients qui, les uns derrière les autres, se pointent le nez au guichet. Aujourd'hui, ce sont surtout des Américains en vacances, ils viennent visiter la belle province, la différence, l'hospitalité spoken here , ils arrivent par l'Ontario : je dois être leur premier Québécois, leur premier native. Il y en a même - c'est touchant en sacrement ! - qui s'essayent à me parler français. Je les laisse se ridiculiser, je ne les encourage pas, je ne les décourage pas non plus. Je veux dire : que les Américains apprennent le français à l'école et qu'ils viennent tenter de le parler par ici, au mois d'août, c'est leur plus strict droit. C'est toujours bon de vérifier si l'instruction que l'on a reçue peut être utilisable. Pour ma part, celle que j'ai subie ne valait même pas le déplacement à bicyclette. Je l'ai vérifié en cherchant du travail, en regardant autour de moi, en tentant d'être heureux.
Ce n'était pas une question d'intelligence. Je veux dire, je pense que ce n'était pas vraiment une question d'intelligence. Si j'ai abandonné les études, c'est qu'elles ne me disaient plus rien. Elles ne me parlaient plus, elles étaient comme des statues dans une chapelle : le regard fixe, de la poussière sur les épaules, indifférentes à l'écho de mes toussotements discrets. Les livres étaient vides, le tableau noir était gris, ma tête était vide, comme une bouteille de ketsup après trois jours de comptoir. Ce n'était pas mon intelligence qui s'en allait : c'était l'ennui qui venait, s'allongeait, prenait toute la place, comme un gaz réchauffé dans une cornue en laboratoire. J'y mettais tout mon cœur, toutes mes forces, pourtant. Mais sans Jacques ni Arthur, je ne savais que faire.
C'était la première fois que papa permettait que l'on sépare les vampires : Arthur au séminaire de Sainte-Thérèse, Jacques en France, François à Montréal. Bien sûr, on ne pouvait tous aller en Europe d'un seul coup. C'est Aldéric qui payait, papa n'en avait pas les moyens. Quand même ! La France, j'y serais bien allé, pour être avec Jacques, pour voir les Champs-Élysées.
De mois en mois, mes notes baissaient. Je ne me rendrais certainement pas au troisième trimestre à ce trot-là. Je venais à la maison tous les dimanches, mais j'étais seul dans notre chambre, seul dans la rue, seul au restaurant, seul au cinéma. C'était la première fois que je prenais conscience qu'à vivre les uns pour les autres, nous ne nous étions jamais fait d'amis. Oh ! des connaissances, bien sûr, des gens d'une blague, d'un comment ça va les études ? Ça n'allait pas, il n'y avait rien à dire, je ne disais rien, je rentrais au collège à sept heures ces soirs-là.
Jacques faisait le boy-scout, il m'écrivait de Paris des lettres, une par semaine, dirigeait ma vie, mes études, régimentait mes pensées. Il ne voulait pas que j'abandonne. Je n'abandonnerais pas. Depuis si longtemps qu'il avait raison, il était le chef, il réussissait tout ce qu'il voulait, comme en se jouant. La vie lui était une grande partie de bowling, avec dix quilles à terre, les yeux fermés. Moi, c'était plutôt le dalot, les yeux ouverts. J'ai gardé toutes ses lettres, et les cartes en couleurs qu'il postait à la famille depuis Berlin, Madrid, la Côte d'Azur. Je les ai conservées dans une boîte de chocolats vide, une vieille boîte de Black Magic qui a l'odeur de maman. Je devrais peut-être copier ici une lettre, pour qu'on se comprenne. Il avait du style, c'était déjà un écrivain. Je regarde la date : ça ne nous rajeunit pas.
Paris, le 7 avril 1958
Cher vampire trois, tu as fait tes prières ? Eh bien, tu perds ton temps, Dieu n'existe pas , c'était écrit dans un bouquin que j'ai acheté sur les bords de la Seine. Je vais te le poster, tu verras. Comment t'amuses-tu, ces jours-ci, avec tes vieux jésuites ? Si tu t'amuses, tu as tort, parce que ce sont des sorciers qui te distraient pour mieux te manger, mon enfant. Il y a deux jours déjà ( tu as sûrement remarqué que j'étais en retard dans ma correspondance et, pourtant, tu sais comme je suis d'un naturel ponctuel ) , il y a deux jours déjà, donc, j'allais t'écrire pour te souhaiter de joyeuses Pâques et te dessiner dans la marge un lys pur et blanc comme ton âme très chère, mais le courage - ou plutôt le temps - m'a manqué à la dernière minute, au dernier moment qui est toujours celui de l'agonie, comme tu dois t'en douter. Où en étais-je ? Ah oui ! J'allais donc t'écrire, j'étais descendu au café pour ce faire puisque ma chambre, ces jours-ci, est humide comme une crypte à miracles. Je me calai dans un siège de rotin sous une chaufferette électrique ( rouge, bien sûr, incandescente ) qui me tenait lieu d'astre solaire - à Paris, te l'ai-je déjà dit, quand vient le soleil, c'est un soleil de fumée, gris comme une truite, avec des côtés arc-en-ciel dans les petites rues du quartier Saint-Michel - assis, je sortis mon bloc de papier par avion ( pelure d'oignon, du papier à faire pleurer, du papier à lettres d'adieu ou à recettes de cuisine ) et voilà que pendant que ma main allait à la recherche de ma waterman prise quelque part dans mon imperméable ( je te parle de ma vieille waterman grise et bleue ) , voilà donc qu' elle entra et vint s'asseoir à une table voisine, en biais, sa tête se reflétant dans une glace. Elle commanda un café ( à Paris, c'est toujours un expresso et on te le sert dans des tasses à poupées, enfin... ) , elle sortit de son sac à main, tu devines ? Un stylo et une tablette de papier... ( son papier était visiblement de moins bonne qualité que celui que j'emploie, c'est justice, mais cela mérite d'être souligné, on n'est pas Canadien en vain, les papiers, les moulins , c'est notre force ) . Tu saisis aisément, je n'en doute pas, comme je fus frappé du ridicule et de l'incongruité de la situation ; nous étions tous les deux solitaires et, pour parler, réduits à écrire. J'ai refermé la tablette, que j'ai rouverte tout à l'heure seulement, j'ai commencé, bien sûr, par lui demander du feu, et puis si elle écrivait à son fiancé. "Non, m'a-t-elle dit, à ma mère qui est en Algérie. - Vous êtes seule à Paris?" Etc. Je te fais grâce du cafouillage. Elle s'appelle Jeannine et j'ajoute seulement que nous sommes désormais ensemble ( elle avait l'avantage insigne d'habiter un appartement ) et que je me cultive en sa compagnie. Je me dégrossis, ce que je voudrais bien te voir faire, et c'est là notre drame québécois: pour réussir une entreprise de dégrossissement, il faut des instruments. Les vieux jésuites phtisiques ne valent pas Jeannine qui pourrait dégrossir ce qui grossit dans tes culottes britcheuses. J'en viens donc, François, à ton problème; depuis trois lettres déjà, tu me répètes la même chose: tu ne peux plus étudier, tu ne réussis pas, tu te retrouves victime du système. Ce que, d'une part, l'on veut que tu apprennes te laisse froid, ce que, d'autre part, tu veux savoir, ils ne l'enseignent pas. Puis-je te citer mon poète préféré? Rimbaud écrivait lui-même, tu te rends compte, Rimbaud! il y a longtemps:
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