Quand j’ai cessé de voir trouble, j’ai aperçu une belle brune qui m’observait. Alice m’avait vu dégouliner. Je ne sais pas si c’est l’émotion, ou le contraste avec le lieu, mais j’ai ressenti une immense attirance pour cette mystérieuse apparition en pull moulant noir. Plus tard, Alice m’avoua qu’elle m’avait trouvé très beau : mettons cette erreur d’appréciation sur le compte de l’instinct maternel. L’essentiel, c’est que mon attirance était réciproque — elle avait envie de me consoler, cela se voyait. Cette rencontre m’a appris que la meilleure chose à faire dans un enterrement, c’est de tomber amoureux.
C’était une amie d’une cousine. Elle me présenta son mari, Antoine, très sympa, trop, peut-être. Pendant qu’elle embrassait mes joues mouillées, elle comprit que j’avais compris qu’elle avait vu que j’avais vu qu’elle m’avait regardé comme elle m’avait regardé. Je me souviendrai toujours de la première chose que je lui ai dite :
— J’aime bien la structure osseuse de ton visage.
J’eus le loisir de la détailler. Une jeune femme de 27 ans, simplement belle. Frémissement de cils. Rire boudeur qui fait bondir ton cœur dans sa cage thoracique soudain trop étroite. Merveille de regards détournés, de cheveux dénoués, de cambrure au bas du dos, de dents éclatantes. Mowgli Cardinale dans Le Livre du Guépard. Betty Page étirée sur un mètre soixante-dix-sept. Une folle rassurante. Une allumeuse calme, d’une réserve impudique. Une amie, une ennemie.
Comment se faisait-il que je ne l’aie jamais rencontrée ? À quoi me servait-il de connaître tant de monde si cette fille n’en faisait pas partie ?
Il faisait froid sur le parvis de l’église. Vous voyez très bien où je veux en venir — oui, ses tétons durcissaient sous son pull moulant noir. Elle avait des seins érigés en système. Son visage était d’une pureté que démentait son corps sensuel. Exactement mon type : je n’aime rien tant que la contradiction entre un visage angélique et un corps de salope. J’ai des critères dichotomiques.
À cet instant précis j’ai su que je donnerais n’importe quoi pour entrer dans sa vie, son cerveau, son lit, voire le reste. Avant d’être une autruche, cette fille était un paratonnerre ; elle attirait les coups de foudre.
— Tu connais le Pays basque ? lui ai-je demandé.
— Non mais ça a l’air joli.
— Ce n’est pas joli, c’est beau. Quel dommage que je sois marié et toi aussi, parce que sans cela nous aurions pu fonder une famille dans une ferme de la région.
— Avec des moutons ?
— Évidemment, avec des moutons. Et des canards pour le foie gras, des vaches pour le lait, des poules pour les œufs, un coq pour les poules, un vieil éléphant myope, une douzaine de girafes, et plein d’autruches comme toi.
— Je ne suis pas une autruche, je suis un paratonnerre.
— Eh oh ! Si en plus tu lis dans mes pensées, où allons-nous ?
Après son départ, j’ai erré, enchanté et insouciant, dans Guéthary, le village de Paul-Jean Toulet et le paradis de mon enfance. Je me suis promené, frais et léger, alors que je déteste les promenades (mais personne ne s’en préoccupa : les gens font toujours des trucs absurdes après un enterrement), j’ai déambulé devant la mer, tenant compte de chaque rocher, chaque vague, chaque grain de sable. Je sentais mon âme déborder. Tout le ciel était à moi. La Côte basque me portait plus de chance que la baie de Rio. J’ai souri aux nuages assoupis dans le ciel et à Bonne Maman qui ne m’en voulait pas.
XIX
Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve
Il faut se décider ; ou bien on vit avec quelqu’un, ou bien on le désire. On ne peut pas désirer ce qu’on a, c’est contre nature. Voilà pourquoi les jolis mariages sont mis en pièces par n’importe quelle inconnue qui débarque. Même si vous avez épousé la plus jolie fille possible, il y aura toujours une inconnue nouvelle qui entrera dans votre vie sans frapper et vous fera l’effet d’un aphrodisiaque surpuissant. Or, pour aggraver les choses, Alice n’était pas n’importe quelle inconnue. Elle portait un pull moulant noir. Un pull moulant noir peut modifier le cours de deux vies.
Tous mes soucis viennent de mon incapacité puérile à renoncer à la nouveauté, d’un besoin maladif de céder à l’attrait des mille possibilités incroyables que réserve l’avenir. C’est fou comme ce que je ne connais pas m’excite plus que ce que je connais déjà. Mais suis-je anormal ? Ne préférez-vous pas lire un livre que vous n’avez pas lu, voir une pièce de théâtre que vous ne connaissez pas par cœur, élire n’importe qui Président plutôt que celui qui était là avant ?
Mes meilleurs souvenirs avec Anne datent d’avant notre mariage. Le mariage est criminel car il tue le mystère. Vous rencontrez une créature envoûtante, vous l’épousez et soudain la créature envoûtante s’est volatilisée : c’est devenu votre femme. VOTRE femme ! Quelle insulte, quelle déchéance pour elle ! Alors que ce qu’on devrait chercher sans relâche, toute sa vie durant, c’est une femme qui ne vous appartienne jamais ! (De ce côté-là, avec Alice, j’allais être servi.)
Tout le problème de l’amour, me semble-t-il, est là : pour être heureux on a besoin de sécurité alors que pour être amoureux on a besoin d’insécurité. Le bonheur repose sur la confiance alors que l’amour exige du doute et de l’inquiétude. Bref, en gros, le mariage a été conçu pour rendre heureux, mais pas pour rester amoureux. Et tomber amoureux n’est pas la meilleure manière de trouver le bonheur ; si tel était le cas, depuis le temps, cela se saurait. Je ne sais pas si je suis très clair, mais je me comprends : ce que je veux dire, c’est que le mariage mélange des trucs qui ne vont pas bien ensemble.
En rentrant à Paris, je n’avais plus les mêmes yeux. Anne était tombée de son piédestal. Nous fîmes l’amour sans conviction. Ma vie était en train de basculer. Vous voyez le 35e dessous ? Eh bien moi, je venais d’emménager à l’étage inférieur.
Il n’y a pas d’amour heureux.
Il n’y a pas d’amour heureux.
IL N’Y A PAS D’AMOUR HEUREUX.
Combien de fois faudra-t-il te le répéter avant que ça te rentre bien dans le crâne, Ducon ?
Quand une jolie fille vous regarde comme Alice m’avait regardé, il y a deux possibilités : ou bien c’est une allumeuse et vous êtes en danger ; ou bien ce n’est pas une allumeuse et vous êtes encore plus en danger.
J’étais une huître peinarde dans son confort hermétiquement clos, et tout d’un coup, voilà-t-y pas qu’Alice me cueillait, m’ouvrait la gueule et m’aspergeait de citron.
— Seigneur, ne cessais-je de me répéter, faites que cette fille aime son mari, parce que sinon, je suis dans la merde !
Je n’ai pas donné signe de vie à Alice. J’espérais que le temps effacerait ce pincement au cœur. J’avais raison : le temps estompa mes sentiments, mais pas ceux que j’aurais voulu. C’est Anne qui en faisait les frais, à mon grand dam. Il y a beaucoup de tristesse sur terre, mais il est difficile de surpasser celle qui envahit une femme quand elle sent que l’amour qu’on lui portait s’en va, oh tout doucement, pas du jour au lendemain, non, mais irrésistiblement, comme le sable du sablier. Une femme a besoin qu’un homme l’admire pour s’épanouir, du moins c’est ainsi que je vois les choses. Une fleur a besoin de soleil. Anne se fanait sous mes yeux absents. Qu’y pouvais-je ? Le mariage, le temps, Alice, le monde, la ronde des planètes, les pulls moulants noirs, l’Europe de Maastricht, tout semblait se liguer contre notre couple innocent.
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