– Mais où nous sommes maintenant ? Quel jour ?
Qu'est-ce que je fais là ?
– Mais arrête ! supplia Julia paniquée, nous sommes vendredis, nous avons fait ce voyage ensemble. Nous sommes partis de New York il y a quatre jours pour retrouver Tomas, tu te rappelles ? C'est à cause de ce dessin idiot que j'ai vu sur un quai de Montréal. Tu me la offert, tu souhaitais venir ici, dis-moi que tu te rappelles.
Tu es fatigué, c'est tout, il faut que tu économises tes batteries ; je sais que c'est absurde mais c'est toi qui me l'as expliqué. Tu voulais que nous parlions de tout et nous n'avons parlé que de moi. Il faut que tu retrouves tes esprits, il nous reste deux jours, rien que pour nous, pour nous dire toutes ces choses que nous ne nous sommes pas dites. Je veux tout réapprendre de ce que j'ai oublié, réentendre les histoires que tu me racontais. Celle de cet aviateur égaré sur les rives d'un fleuve d'Amazonie, quand son avion à court de carburant avait dû se poser, de la loutre qui avait guidé son chemin. Je me souviens de la teinte de sa robe, elle était bleue, d'un bleu que toi seul pouvais décrire, comme si tes mots étaient des crayons de couleur.
Julia prit son père par le bras pour l'accompagner dans sa chambre.
– Tu as mauvaise mine, dors, et demain tu auras repris des forces.
Anthony refusa de s'allonger sur le lit. Le fauteuil près de la fenêtre ferait très bien l’affaire.
– Tu vois, dit-elle en s'asseyant, c'est marrant, on se trouve toutes les bonnes raisons de s'interdire d'aimer, par peur de souffrir, d'être abandonné un jour. Et pourtant qu'est-ce qu'on aime la vie, alors qu'on sait qu'elle vous quittera un jour.
– Ne dit pas ça...
– Cesse de te projeter dans le futur, Julia. Il n'y a pas de pots cassés à réparer. Il n'y a que des choses à vivre, et ça ne se passe jamais comme on l'a prévu. Mais ce que je peux te dire, c'est que ça défile à une vitesse sidérante.
Qu'est-ce que tu fais ici avec moi dans cette chambre, va, va marcher sur les pas de tes souvenirs. Tu voulais faire le point, alors file. Il y a vingt ans tu étais là, pars retrouver ces années tant qu'il est encore temps. Tomas et dans la même ville que toi ce soir, qu'importe que tu le vois ou pas. Vous respirez le même air. Tu sais qu'il est là, plus près de toi qu’il ne le sera jamais. Sort, arrête-toi sous chaque fenêtre éclairée, lève la tête, demande-toi ce que tu ressens quand tu croiras reconnaître sa silhouette derrière un rideau ; et si tu penses que c'est lui, crie son prénom depuis la rue, il t'entendra, descendra ou non, te dira qu’il t’aime bien ou bien de foutre le camp à jamais, mais tu en aura le cœur net.
Il pria Julia de le laisser seul. Elle s'approcha de lui et Anthony se mit à sourire.
– Je suis désolé de t'avoir fait peur au bar tout à l'heure, je n'aurais pas dû, dit-il, d'un air sournois.
– Tu n'as quand même pas simulé ce malaise...
– Tu crois que ta mère ne m’a pas manqué quand elle a commencé à s'égarer ? Tu n'es pas la seule à l'avoir perdue. J'ai vécu quatre années à ses côtés, sans qu'elle ait la moindre idée de qui j'étais. File maintenant, c'est ta dernière nuit à Berlin !
*
Julia regagna sa chambre et s'allongea sur son lit.
Les programmes à la télévision n'avaient aucun intérêt, les magazines posés sur la table basse étaient tous en allemand.
Elle se releva et se décida finalement à aller goûter la douceur du soir. À quoi bon rester ici, autant flâner en ville et profiter de ses derniers instants de Berlin.
Elle fouilla son sac à la recherche d'un lainage ; au fond, sa main effleura l’enveloppe bleue qu'elle avait cachée jadis entre les pages d'un livre d'histoire rangé sur une étagère dans la chambre de son enfance. Elle regarda l'écriture manuscrite et mit la lettre dans sa poche.
Avant de quitter l'hôtel, elle remonta au dernier étage, et frappa à la porte de la suite où son père se reposait.
– Tu as oublié quelque chose ? demanda Anthony en lui ouvrant.
Julia ne répondit pas.
– Je ne sais pas où tu vas et c'est certainement mieux comme ça, mais n'oublie pas, demain à huit heures je t'attendrai dans le hall. J'ai réservé une voiture, nous ne pouvons pas rater cet avion, il faut que tu me ramènes à New York.
– Crois-tu qu'un jour on cesse de souffrir en amour ?
demanda Julia sur le pas de la porte.
– Si tu as de la chance, jamais !
– Alors, c'est à mon tour de te demander pardon ; elle m'appartenait et je voulais garder pour moi seule, mais elle te concerne aussi.
– Qu’est-ce que c'est ?
– La dernière lettre que maman m'a écrite.
Elle. la tendit à son père et repartit.
Anthony regarda sa fille. Ces yeux se posèrent sur l'enveloppe qu’elle lui avait confiée, il reconnut aussitôt l'écriture de sa femme, inspira profondément et, les épaules lourdes, alla s'asseoir dans un fauteuil pour la lire.
Julia,
Tu entres dans cette chambre, ta silhouette se dé-coupe dans ce rai de lumière qu'invente la porte que tu entrouvres. J’entends tes pas qui avancent vers moi. Je connais bien les traits de ton visage, il m'arrive de chercher ton nom, je sais ton odeur familière, puisqu'elle me fait du bien. Seule cette fragrance rare m’évade de cette inquiétude qui m’étreint depuis de si longs jours. Tu dois être cette jeune fille qui vient souvent à la tombée du soir, alors le soir doit approcher puisque tu t'approches de mon lit. Tes mots sont doux, plus apaisés que ceux de l'homme du midi. Je le crois aussi quand il me dit qu'il m’aime, puisqu'il semble me vouloir du bien. Lui, ce sont ces gestes qui sont doux, il se lève parfois et s'en va vers l'autre lumière qui domine les arbres par-delà la fenêtre ; il y pose parfois sa tête et pleure d'un chagrin que je ne comprends pas. Il m'appelle par un prénom que je ne connais pas non plus mais que je refais mien à chaque instant, juste pour lui faire plaisir. Il faut que je t'avoue que lorsque je lui souris à l'appel de ce nom qu'il me donne je le sens comme plus léger, alors je souris aussi pour le remercier de m'avoir nourri.
Tu t’es assise auprès de moi, sur le rebord du lit. Je suis du regard les doigts fins de ta main qui caresse mon front. Je n'ai plus peur..Tu ne cesses de m'appeler et je lis dans tes yeux que toi aussi tu veux que je te donne un nom. Mais dans tes yeux à toi, il n'y a plus de tristesse, c'est pour cela que j'aime ta visite. Je ferme les miens quand ton poignet passe par-dessus mon nez. Ta peau sent mon enfance, ou bien était-ce la tienne ? Tu es ma fille, mon amour, je le sais maintenant et pour quelques secondes encore. Tant de choses à te dire et si peu de 289
temps. Je voudrais que tu ries, mon cœur, que tu coures dire à ton père qui va se cacher à la fenêtre pour pleurer qu'il cesse, que je le reconnais parfois, dit-lui que je sais qui il est, dit lui que je me souviens comme nous nous sommes aimés puisque je l'aime à nouveau chaque jour où il me rend visite.
Bonne nuit, mon amour, ici je dors, et j'attends.
Ta maman
Knapp attendait à l'accueil. Tomas l’avait appelé en quittant l'aéroport pour le prévenir de leur arrivée. Après avoir salué Marina et serrer son ami dans ses bras, il les emmène tous les deux jusqu'à son bureau.
– C'est une bonne chose que tu sois là, dit-il à Marina, tu vas me tirer une sacrée épine du pied. Votre premier ministre est en visite à Berlin ce soir, la journaliste qui devait couvrir l'événement et la soirée de gala donnée en son honneur est tombée malade. Nous avons trois colonnes réservées pour l'édition de demain, il faut que tu te changes et partes sur-le-champ. J'aurais besoin de tes feuillets avant deux heures du matin, le temps de les envoyer à la correction. Tout doit être calé en machine avant trois heures. Désolé d’interférer dans vos plans si vous en aviez pour ce soir, mais il y a urgence et le journal passe avant tout !
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