Cher Daldry, je ne saurai jamais comment vous remercier de m’avoir fait connaître cette existence qui m’enivre. J’aime les heures passées auprès de l’artisan de Cihangir, mon travail dans le restaurant de Mama Can qui est devenue presque une parente pour moi tant elle se montre affectueuse, et la douceur des soirées d’Istanbul quand je rentre chez moi est une merveille.
J’aimerais tant que vous me rendiez visite, ne serait-ce qu’une petite semaine, pour vous faire partager toutes ces beautés que je découvre.
Il est tard, la ville s’endort enfin, je vais faire de même.
Je vous embrasse et vous écrirai dès que possible.
Votre amie,
Alice
P-S : Dites à Carol qu’elle me manque, je serais heureuse de recevoir de ses nouvelles.
Alice s’arrêta sur le chemin du restaurant pour poster sa lettre à Daldry. En entrant dans la salle, elle entendit une vive altercation entre Mama Can et son neveu. Mais dès qu’elle s’approcha de l’office, Mama Can se tut et fit les gros yeux à Can pour qu’il se taise aussi, ce qui n’échappa nullement à Alice.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en enfilant son tablier.
— Rien, protesta Can dont le regard disait tout le contraire.
— Vous avez pourtant l’air bien fâché tous les deux, dit Alice.
— Une tante devrait avoir le droit de disputer son neveu sans que celui-ci lève les yeux au ciel et lui manque de respect, répondit Mama Can en haussant la voix.
Can sortit du restaurant en claquant la porte, oubliant même de saluer Alice.
— Ça a l’air sérieux, reprit Alice en s’approchant des fourneaux où le mari de Mama Can s’affairait.
Il se tourna vers elle une spatule à la main et lui fit goûter son ragoût.
— C’est délicieux, dit Alice.
Le cuisinier essuya ses mains sur son tablier et se dirigea sans dire un mot vers l’appentis pour y fumer une cigarette. Il jeta un regard excédé à sa femme avant de claquer la porte, à son tour.
— Belle ambiance, dit Alice.
— Ces deux-là sont toujours ligués contre moi, râla Mama Can. Le jour où je serai morte, les clients me suivront jusqu’au cimetière plutôt que de se faire servir par ces deux têtes de mules.
— Si vous me disiez ce qui se passe, je pourrais peut-être me ranger de votre côté, à deux contre deux, la partie serait plus égale.
— Mon crétin de neveu est un trop bon professeur, et toi tu apprends trop vite notre langue. Can devrait se mêler de ses affaires et tu devrais faire pareil. Va donc dans la salle au lieu de rester plantée là, tu vois des clients dans cette cuisine ? Non, alors file, ils attendent d’être servis, et ne t’avise pas de claquer la porte !
Alice ne se le fit pas répéter, elle posa sur la première étagère venue la pile d’assiettes que le commis venait d’essuyer et se rendit, carnet en main, vers la salle qui commençait à se remplir.
La porte de la cuisine à peine refermée, on entendit Mama Can hurler à son mari d’écraser sa cigarette et de retourner illico à ses fourneaux.
La soirée se poursuivit sans autre heurt, mais, chaque fois qu’Alice passait par la cuisine, elle constatait que Mama Can et son mari ne s’adressaient pas la parole.
Le lundi soir, le service d’Alice ne s’achevait jamais très tard, les derniers clients désertaient le restaurant aux alentours de vingt-trois heures. Elle termina de ranger la salle, défit son tablier, salua le mari cuisinier qui maugréa un vague au revoir, le commis, et enfin Mama Can qui la regarda sortir d’un drôle d’air.
Can l’attendait dehors, assis sur un muret.
— Mais où étais-tu passé ? Tu t’es sauvé comme un voleur. Et qu’as-tu donc fait à ta tante pour la mettre dans un état pareil ? Avec tes bêtises, nous avons tous passé une soirée affreuse, elle était d’une humeur de chien.
— Ma tante est bien plus têtue qu’un chien, nous nous sommes disputés, voilà tout, ça ira mieux demain.
— Et je peux savoir pourquoi vous vous êtes disputés ? Après tout, c’est moi qui en ai fait les frais.
— Si je vous le dis, elle sera encore plus en colère et le service de demain pire que ce soir.
— Pourquoi ? demanda Alice. Cela me concerne ?
— Je ne peux rien dire. Bon, assez bavardé, je vous raccompagne, il est tard.
— Tu sais, Can, je suis une grande fille et tu n’es pas obligé de m’escorter tous les soirs jusque chez moi. En quelques mois, j’ai eu le temps d’apprendre l’itinéraire. La maison où j’habite ne se trouve jamais qu’au bout de la rue.
— Ce n’est pas bien de vous moquer de moi, je suis payé pour m’occuper de vous, je fais juste mon travail, comme vous au restaurant.
— Comment ça, tu es payé ?
— M. Daldry continue de m’envoyer un mandat chaque semaine.
Alice regarda longuement Can et s’en alla sans rien dire. Can la rattrapa.
— Je le fais aussi par amitié.
— Ne me dis pas que c’est par amitié puisque tu es payé, dit-elle en accélérant le pas.
— Les deux ne sont pas incompatibles, et le soir les rues ne sont pas si sûres que vous le pensez. Istanbul est une grande ville.
— Mais Üsküdar est un village où tout le monde se connaît, tu me l’as répété cent fois. Maintenant, fiche-moi la paix, je connais mon chemin.
— C’est bon, soupira Can, j’écrirai à M. Daldry que je ne veux plus de son argent, ça vous va comme ça ?
— Ce qui me serait allé c’est que tu m’aies dit bien plus tôt qu’il continuait à te payer pour t’occuper de moi. Je lui avais pourtant écrit que je ne voulais plus de son aide, mais je constate qu’il n’en a fait qu’à sa tête, une fois encore, et ça me met en colère.
— Pourquoi le fait que quelqu’un vous aide vous met-il en colère ? C’est absurde.
— Parce que je ne lui ai rien demandé, et je n’ai besoin de l’aide de personne.
— C’est encore plus absurde, on a tous besoin de quelqu’un dans la vie, personne ne peut accomplir de grandes choses tout seul.
— Eh bien, moi, si !
— Eh bien, vous non plus ! Vous réussiriez à mettre au point votre parfum sans l’aide de l’artisan de Cihangir ? Vous auriez trouvé son atelier si je ne vous y avais pas emmenée ? Vous auriez rencontré le consul, et M. Zemirli, et le maître d’école ?
— N’exagère pas, le maître d’école, tu n’y es pour rien.
— Et qui a choisi de prendre la ruelle qui passait devant chez lui ? Qui ?
Alice s’arrêta et fit face à Can.
— Tu es d’une mauvaise foi incroyable. D’accord, sans toi, je n’aurais rencontré ni le consul ni M. Zemirli, je ne travaillerais pas dans le restaurant de ta tante, je n’habiterais pas à Üsküdar et j’aurais probablement déjà quitté Istanbul. C’est à toi que je dois tout cela, tu es satisfait ?
— Et vous ne seriez pas non plus passée devant l’impasse où se trouvait cette école !
— Je t’ai présenté mes excuses, nous n’allons pas passer toute la soirée là-dessus.
— Je n’ai pas dû bien saisir à quel moment vous vous êtes excusée. Et vous n’auriez rencontré aucune de ces personnes, ni trouvé un emploi chez ma tante, ni occupé la chambre qu’elle vous loue si M. Daldry ne m’avait pas embauché. Vous pourriez prolonger vos excuses et le remercier, lui aussi, au moins par la pensée. Je suis sûr qu’elles lui parviendraient d’une façon ou d’une autre.
— Je le fais dans chaque lettre que je lui écris, « monsieur je donne des leçons de morale », mais peut-être que tu dis cela uniquement pour que je ne lui interdise pas, dans ma prochaine lettre, de t’expédier tes mandats.
— Si, après tous les services que je vous ai rendus, vous voulez me faire perdre mon emploi, c’est vous que ça regarde.
Читать дальше