- Vous êtes-vous jamais demandé, Œdipa, si l'on ne vous faisait pas marcher, si ce n'était pas une plaisanterie montée, par exemple, par Inverarity avant sa mort?
Oui, elle y avait bien songé. Mais elle avait obstinément refusé d'envisager cette hypothèse, ou sans s'y attarder trop, comme elle pensait à sa propre mort.
- Mais non, dit-elle, c'est ridicule.
Fallopian l'observait avec une certaine commisération.
- Vous devriez y penser, Œdipa, vraiment. Notez ce que vous ne pouvez nier. Les renseignements sûrs. Notez aussi ce que vous avez imaginé, et vos déductions, faites le bilan; au moins cela.
- Continuez, dit-elle d'un ton froid, pour voir.
Il sourit, essayant peut-être de sauver ce qui était silencieusement en train de se briser et dont le réseau de craquelures invisibles se propageait autour d'eux.
- Ne vous mettez pas en colère, lui dit-il.
- Et puis je devrais vérifier mes sources, n'est-ce pas? ajouta-t-elle avec un sourire.
Il ne répondit pas.
Elle se leva et se demanda si ses cheveux étaient bien en place, si elle avait l'air lasse ou énervée. Elle se demanda aussi s'ils avaient provoqué un scandale. Elle lui dit:
- Je savais bien que vous seriez différent, Mike, parce que, autour de moi, tout le monde a changé à mon égard. Mais jusqu'à présent, cela n'est pas allé jusqu'à la haine.
- On vous haïrait? demanda-t-il en riant; et il hocha la tête.
- Si vous avez besoin de brassards ou d'armes, Mike, essayez donc Winthrop Tremaine, de l'autre côté de l'autoroute. À la Renommée des vraies croix gammées. Vous direz que vous venez de ma part.
- Merci, nous sommes déjà en affaires.
Elle le laissa dans son uniforme cubain de fantaisie. Il regardait fixement le sol, attendant le retour de son harem.
Au fait, oui, et ses sources? Elle évitait soigneusement la question, c'est un fait. Un jour Genghis Cohen appela, il avait l'air très surexcité, et il lui demanda de venir immédiatement voir quelque chose qu'il venait de recevoir par la poste officielle, US Mail. Cela se révéla être un vieux timbre américain, marqué du cor postal à sourdine, avec comme devise WE AWAIT SILENT TRISTERO'S EMPIRE - Nous attendons l'empire de Tristero silencieux.
- Ainsi, c'est ce que ça veut dire, demanda Œdipa. Où l'avez-vous eu?
- Un ami, répondit Cohen, en feuilletant un vieux catalogue écorné de Scott, un ami de San Francisco.
Comme d'habitude, elle ne demanda ni le nom ni l'adresse de cet ami. Bizarre. Il n'arrivait pas à trouver ce timbre dans son catalogue.
- Tiens, le voici. Un addendum, regardez.
Au début du volume, on avait collé une fiche. Le timbre, sous la cote 163 L1, était reproduit, avec cette indication:
Tristero Rapid Post, San Francisco, California, et il aurait dû se trouver entre la cote 139 (The Third Avenue Post Office, of New York) et 140 (Union Post, New York). Œdipa, par une sorte d'intuition hallucinée, regarda la page de garde du volume, et elle tomba sur cette étiquette collée: Zapf's Used Books.
- Oui, précisa Cohen. J'y suis allé un jour pour voir Mr. Metzger, pendant que vous étiez dans le Nord. Vous voyez, c'est le catalogue de Scott réservé aux timbres américains; c'est un catalogue dont je ne me sers pas d'habitude, car je suis plutôt spécialisé dans les timbres européens ou coloniaux. Mais cela m'intéressait et...
- Bien sûr, dit Œdipa.
Tout le monde peut ajouter un addendum. Elle retourna à San Narciso jeter un autre coup d'œil à la liste des propriétés d'Inverarity. Naturellement, tout le centre commercial où se trouvaient la librairie de Zapf's et les surplus de Tremaine avaient appartenu à Pierce. Et pas seulement cela, mais le Tank Theatre également.
"OK, se dit Œdipa parcourant la pièce à grandes enjambées, l'angoisse au ventre, s'attendant à ce qu'il arrivât quelque chose de plutôt terrible. OK. C'est inévitable, n'est-ce pas?" Tout chemin d'accès à Tristero conduisait également à la succession Inverarity. Même Emory Bortz, avec son exemplaire des Pérégrinations de Blobb (acheté, lui dirait-il, si elle le demandait - cela ne faisait pour elle aucun doute - chez Zapf's), qui enseignait maintenant au San Narciso College, établissement largement subventionné par le disparu.
Que voulait dire tout cela? Cela signifiait-il que tous avaient été des créatures de Pierce Inverarity - Bortz, Metzger, Cohen, Driblette, Koteks, le marin tatoué de San Francisco, et le courrier de W.A.S.T.E. qu'elle avait suivi? Achetés? Ou bien loyaux, pour rien, pour le plaisir, en train de participer à une énorme farce qu'Inverarity avait montée pour elle, pour se moquer d'elle, pour lui faire peur, pour l'amélioration de son âme?
- Tu peux toujours te faire appeler Miles, Dean, Serge, Leonard, baby, conseilla-t-elle à son image renvoyée par son miroir dans le demi-jour de cet après-midi. De toute façon, on dirait que c'était de la paranoïa. Qui ça, on? Eux.
" Première hypothèse: tu es tombée, vraiment par hasard, et sans l'aide du LSD ou de différents alcaloïdes, sur une mine secrète d'une grande richesse, où les rêves ont une extraordinaire densité; un réseau grâce auquel un nombre X d'Américains communiquent vraiment entre eux, réservant leurs mensonges, la routine, l'étalage de leur pauvreté mentale, au système postal officiel; peut-être même sur la seule possibilité réelle d'échapper à la monotonie de la vie qui harcèle la tête de tous les Américains que tu connais, sans parler de toi, ma chérie.
" Deuxième hypothèse: c'est une hallucination.
" Troisième hypothèse: c'est un coup monté contre toi à grands frais, on a fabriqué pour cela de faux timbres, des livres anciens, on t'a soumise à une surveillance constante, on a fourré des cors de chasse partout dans San Francisco, il a fallu corrompre des bibliothécaires, il a fallu engager des acteurs professionnels et Pierce Inverarity sait quoi, le tout étant financé par cette succession d'une façon trop secrète ou trop compliquée pour qu'avec ton manque affligeant de connaissances juridiques tu y comprennes quelque chose, encore que tu sois exécutrice testamentaire, non, ça ne peut pas être une simple blague.
" Quatrième hypothèse: tu es en train d'imaginer tout un complot, auquel cas, ma pauvre Œdipa, tu es complètement cinglée, mais alors, complètement".
Voilà donc comment étaient les choses. Quatre possibilités qu'elle détestait toutes. Le mieux, ç'aurait encore été qu'elle fût folle, un point c'est tout. Elle resta assise pendant des heures, trop engourdie même pour boire, en train d'apprendre à respirer dans le vide. Car c'était bien le vide. Seigneur! Personne ne pouvait l'aider. Personne au monde. Ils étaient tous ou bien en train de suivre leur truc, ou bien fous, ou bien des ennemis en puissance, ou bien morts.
Or voilà que de vieux plombages dans ses dents se mirent à la tracasser. Elle passait des nuits entières allongée sur le dos à fixer le plafond que le ciel de San Narciso teintait en rose. Puis elle tombait dans un sommeil drogué qui pouvait durer dix-huit heures, et elle se réveillait, épuisée, à peine capable de se tenir debout. Quand elle rencontrait le vieux monsieur malin qui parlait vite et qui s'occupait maintenant de la succession, ses possibilités d'attention se mesuraient parfois en secondes, elle parlait peu mais éclatait très souvent d'un rire nerveux. Elle était prise de nausées subites qui duraient cinq ou dix minutes et provoquaient chez elle une intense détresse, avant de disparaître sans laisser de trace. Elle eut des maux de tête, des cauchemars, des règles douloureuses. Un jour, elle alla jusqu'à Los Angeles, elle choisit au hasard le nom d'un médecin dans l'annuaire, et elle alla lui raconter qu'elle croyait être enceinte. Elle prit rendez-vous pour des examens. Œdipa dit qu'elle s'appelait Grace Bortz, et n'alla pas au rendez-vous.
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