En 1577, aux Pays-Bas, les provinces du Nord luttaient depuis neuf ans, sous le commandement du protestant Guillaume d'Orange, pour se libérer du joug de l'Espagne catholique et du Saint Empire romain germanique. À la fin décembre, Guillaume, maître de fait des Pays-Bas, entra triomphalement dans Bruxelles, invité par le comité des Dix-Huit. C'était une junte de calvinistes fanatiques. Ils considéraient que les états généraux, contrôlés par les classes privilégiées, ne représentaient plus les artisans, et avaient complètement perdu le contact avec le peuple. Le comité organisa une sorte de commune de Bruxelles. La police leur obéissait, ils dictaient leurs décisions aux états généraux, à Bruxelles, ils démirent de leurs fonctions de nombreux notables. Parmi eux, Léonard Ier, baron de Taxis, gentilhomme de la Chambre privée de l'empereur, baron de Buysinghen, grand maître héréditaire de la poste dans les Pays-Bas, et exécuteur du monopole de Thurn & Taxis. On le remplaça par un certain Jan Hinckart, seigneur de Ohain, et fidèle partisan d'Orange. C'est ici qu'entre en scène le personnage capital: Hernando Joaquin de Tristero y Calavera, un fou peut-être, ou bien un rebelle convaincu, d'après d'autres un escroc notoire. Tristero se prétendit le cousin de Jan Hinckart, issu de la banche espagnole légitime de la famille, et authentique seigneur de Ohain - héritier de tous les biens de Jan Hinckart, y compris de sa nouvelle charge de grand maître.
De 1578 jusqu'à ce qu'Alexandre Farnese reprenne Bruxelles au nom de l'empereur en mars 1585, Tristero poursuivit contre son cousin une sorte de guerre d'embuscade, si toutefois Hinckart était bien son cousin. Espagnol, il trouva peu de partisans, et sa vie était généralement menacée par les uns ou par les autres. Ce qui ne l'empêcha pas de tenter à quatre reprises d'assassiner le maître de poste du prince d'Orange, sans succès d'ailleurs.
Farnese chassa Jan Hinckart, et rétablit dans ses fonctions Léonard 1er, grand maître de Thurn & Taxis. Inquiet des fortes tendances protestantes de la branche de Bohême, l'empereur, Rodolphe II, retira un temps son patronage aux postes, dont les finances devinrent catastrophiques.
Peut-être est-ce une vision de ce que le service, momentanément affaibli, aurait pu devenir à l'échelle du continent, qui inspira à Tristero son propre système. Il semble avoir été un être instable, s'introduisant dans les cérémonies pour y prononcer des discours, toujours sur le même thème, le déshéritement. Le monopole postal appartenait à Ohain par droit de conquête, et Ohain appartenait à Tristero par le sang. Il prit le nom de El Desheredado, le Déshérité, il habilla ses partisans d'une sorte de livrée noire, qui symbolisait la seule chose qui leur appartînt dans leur exil: la nuit. Il ajouta bientôt à son iconographie le cor postal muni d'une sourdine, ainsi qu'un blaireau mort, les quatre pattes en l'air (certains prétendirent que le nom Taxis venait de l'italien tasso - un blaireau, et se rapportait au bonnet de blaireau qu'avaient porté jadis les courriers de Bergame). Il entreprit alors une campagne clandestine d'obstruction, de terreur et de déprédations le long des itinéraires que suivaient les courriers de Thurn & Taxis.
Œdipa passa les semaines suivantes dans les bibliothèques et en conversations sérieuses avec Emory Bortz et Genghis Cohen. Étant donné ce qui était arrivé à tous ceux qu'elle connaissait, elle avait des craintes pour leur sécurité. Le lendemain du jour où elle avait lu les Pérégrinations de Blobb, elle assista, en compagnie de Bortz, de Grace et des étudiants, aux funérailles de Randolph Driblette, écouta le panégyrique pathétique prononcé par le frère du disparu, elle regarda la mère qui pleurait, comme un spectre dans le smog de l'après-midi, et elle revint le soir boire sur la tombe du muscat de Napa Valley, dont, de son vivant, Driblette avait éclusé de pleines barriques. Il n'y avait pas de clair de lune, le smog cachait les étoiles, tout était noir comme un courrier de Tristero. Œdipa était assise par terre, elle commençait à se geler les fesses, elle se demandait (comme l'avait suggéré Driblette ce soir-là sous la douche) si une version d'elle-même n'avait pas disparu avec lui. Peut-être allait-elle continuer à faire jouer des muscles psychiques qui n'existaient plus; un fantôme d'elle-même la trahirait en se moquant d'elle, la même sensation que celle de l'amputé qu'un membre disparu tracasse. Un jour peut-être, elle remplacerait ce qu'elle avait perdu par une prothèse: une robe d'une certaine couleur, une phrase dans une lettre, ou un autre amant. Elle s'efforça d'établir un contact, à travers ce code génétique qui, encore que cela fût improbable, survivait peut-être encore à six pieds sous terre, luttant contre la décomposition, avec cette quiescence entêtée qui se réveillerait alors pour surgir soudain de la terre dans un dernier sursaut d'énergie, brillant encore d'une faible lueur, réunissant ses dernières forces, forme ailée éphémère, obligée de se nicher immédiatement dans un corps tiède, sous peine de se dissiper à jamais dans l'obscurité. "Si tu reviens, dit Œdipa dans une courte prière, que ce soit avec les souvenirs de cette dernière soirée ou, si tu dois conserver ta charge, au moins des cinq dernières minutes. Cela suffira peut-être. Au moins je saurai si tu t'es enfoncé dans l'océan à cause de Tristero. S'ils se sont débarrassés de toi comme ils se sont débarrassés de Hilarius, de Mucho, de Metzger - parce qu'ils pensaient sans doute que je n'avais plus besoin de vous, ils se trompaient. J'avais besoin de toi. Rapporte-moi ce souvenir, et tu pourras vivre avec moi le reste de mes jours". Elle se souvenait de Driblette, noyé dans la vapeur sous la douche, en train de dire: "Et si vous tombiez amoureuse de moi?"
Mais aurait-elle pu le sauver? Elle pensa à la fille qui lui avait annoncé la mort de Driblette. Avaient-ils été amants? Savait-elle pourquoi, à cette représentation-là, il avait ajouté ces deux vers? Lui-même, l'avait-il su? Comment le savoir? Il y avait cent raisons possibles qui se mêlaient - le sexe, l'argent, la maladie, le désespoir en face de l'histoire de son époque et du pays. Allez savoir. Modifier un texte n'a pas plus de sens clair qu'un suicide. Les deux avaient le même caractère capricieux. Peut-être - elle se sentit soudain brièvement pénétrée, comme si la créature ailée avait réellement réussi à atteindre le sanctuaire de son cœur - , peut-être même que l'addition de ces deux vers (surgis du même labyrinthe lisse) avait servi de répétition générale (et cela ne serait jamais expliqué) à la disparition de Driblette dans la vaste matrice de sang originel du Pacifique. Elle attendit que l'éclat ailé annonçât son arrivée. Silence. Elle l'appela: "Driblette!" Le signal vibra sur des kilomètres emmêlés de circuits cérébraux.
C'était comme avec le Démon de Maxwell. Ou bien elle était incapable de communiquer, ou bien cela n'existait pas.
Au-delà des origines, les bibliothèques ne lui apprirent rien d'autre sur Tristero. Apparemment, Tristero n'avait pas survécu à la lutte de la Hollande pour son indépendance. Il fallait donc tout reprendre sous l'angle de Thurn & Taxis, ce qui n'allait pas sans périls. Pour Emory Bortz, cela semblait devenir une sorte de jeu. Il soutenait par exemple une théorie du miroir, selon laquelle toute période d'instabilité chez Thurn & Taxis devait se réfléchir en négatif dans l'état fantôme de Tristero. Il expliquait ainsi l'apparition imprimée de ce nom redoutable seulement vers la moitié du XVIIe siècle. Comment l'auteur du jeu de mots sur Trystero dies irae avait-il surmonté sa répugnance? Comment la version du Vatican, avec sa suppression du vers "Trystero" se retrouvait-elle dans le Folio? D'où pouvait bien venir l'audace même de faire allusion à la rivalité de Thurn & Taxis? Bortz prétendait que Tristero avait dû connaître une crise assez grave pour empêcher les représailles. Peut-être était-ce pour les mêmes raisons que le docteur Blobb avait eu la vie sauve.
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