Une fille qui se donne à vous avec cette confiance, sans rien demander, ni avant, ni après, ni promesses, ni mots d’amour… Elle était à lui et n’en faisait pas mystère. Une fille si jeune, si belle, jamais Daniel n’avait connu une créature aussi parfaite de la tête aux pieds !
Ils n’avaient pas beaucoup de temps de se parler, leurs rendez-vous étaient brefs. Parfois un dimanche ils sortaient dans les rues de Paris, marchaient sans but ; pressés de rentrer. Ils n’avaient pas toujours où rentrer, l’hôtel était cher, même quand il était médiocre. Daniel avait un copain de la Résistance qui était Parisien, étudiant à la Faculté des Lettres, en train de passer sa licence [82] en train de passer sa licence — он как раз сдавал экзамены на получение степени лиценциата (вторая учебная степень во Франции, после бакалавра).
et qui habitait chez ses parents, mais avait une chambre indépendante, à un autre étage. Quand ce copain ne l’occupait pas lui-même, il en donnait la clef à Daniel. Il y avait un lit-divan large et bas, et en l’absence d’une table de chevet, à côté, sur le carrelage, des paquets de cigarettes vides, des allumettes usées, des livres et des feuilles de papier couvertes d’une écriture serrée… Des livres, il y en avait un peu partout, saupoudrés de cendres et aussi des affaires qui traînaient, le pantalon de pyjama en boule, les pantoufles chacune à un bout de la pièce, une cravate fripée sur le dossier de l’unique chaise. Il y faisait froid en hiver, et assis côte à côte ils attendaient que le petit radiateur ait un peu réchauffé l’air… Pendant les fêtes de Pâques, ils avaient eu à leur disposition l’appartement de la sœur de Daniel, la fleuriste, partie avec les enfants chez le père Donelle. Ici il fallait faire disparaître toute trace de leur passage, Dominique, sa sœur, aurait peut-être trouvé mauvais que Daniel amenât « des femmes » chez elle. Au printemps, c’était la campagne, les arbres du parc à l’Hay-les-Roses [83] l’Hay-les-Roses — известный розарий, находящийся недалеко от Парижа в южном направлении.
. Ils se parlaient, peut-être un peu chacun pour soi, il y aurait eu trop à dire, toute une vie… La cabane de Martine, la prison de Daniel, ce jeune passé trop lourd, ils l’évitaient, mais déjà le présent seul… Comment, par exemple, introduire Martine dans la passion que Daniel avait pour la génétique ? Daniel cherchait à obtenir par des croisements une rose qui aurait le parfum des roses anciennes, et la forme, le coloris des roses modernes… Martine s’étonnait : il y avait des roses anciennes et modernes ? Jamais elle ne se serait doutée de cela ! Daniel aurait voulu lui montrer tout de suite, les dessins et les catalogues récents des rosiéristes, elle aurait vu que les roses se démodaient comme les robes, exactement. Tous les ans, au mois de juin, les rosiéristes, comme les couturiers présentent leur nouvelle collection… Mais la création de roses nouvelles était une affaire scientifique… c’est à-dire lui, Daniel, comme en général ceux qui ont fait des études, considérait que l’on peut obtenir des nouveaux hybrides non pas à tâtons, mais scientifiquement. Son père à lui n’avait pas le temps de s’occuper de créations nouvelles, il se contentait de reproduire les créations des autres… C’est une grande famille, les Donelle : il y a Dominique et les petits, elle est veuve depuis trois ans, et sans son mari, les affaires ne marchent pas ; il y a les trois cousins, ceux du village, que Martine connaît, eux aussi travaillent dans les pépinières et il faut assurer leur vie… Daniel devenait distrait, il y avait quelque chose qui n’allait pas ? Oh, non, c’est-à-dire que, lui, aurait voulu profiter du fait que son père avait ces grandes plantations de rosiers pour faire des expériences, et si son père avait des objections c’est que les expériences coûtaient cher, mais Daniel en serait venu à bout [84] Daniel en serait venu à bout — Даниель справился бы, осилил бы.
, s’il n’y avait pas le cousin Bernard, tu sais l’aîné, eh bien, lui est contre les expériences, parce que c’est un réactionnaire… Mais parlons d’autre chose, veux-tu ?
Martine comprenait tout ce que disait Daniel, même lorsqu’il se lançait dans des histoires compliquées des chromosomes et de gènes… seulement, elle s’ennuyait ! C’était visible. De ce que Daniel lui racontait, l’intéressait seulement les éléments qui lui permettaient de comprendre les conditions de vie de Daniel, des rapports familiaux, et ceci dans la mesure où son avenir en dépendait. Bernard, pensait Martine, l’aîné des cousins en voulait à Daniel [85] l’aîné des cousins en voulait à Daniel — старший двоюродный брат сердился на Даниеля, питал неприязнь к Даниелю.
, parce que les Boches dans lesquels il avait mis sa confiance avaient perdu la guerre, les cochons, et que Daniel, au lieu d’être fusillé, était devenu un héros ! Et lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, elle s’endormait en pensant à ce Bernard qui voulait empêcher Daniel de découvrir la rose très parfumée, et lui bouchait l’avenir. Elle le haïssait.
Elle pénétrait dans le monde de Daniel bien plus facilement que lui dans le sien. Il se perdait dans les noms de ses amis de l’Institut de Beauté, confondait Mme Denise et Ginette, bien que Mme Denise la directrice fût une femme très distinguée, les cheveux blancs, le visage jeune, toujours impeccable… et que Ginette ne fût qu’une petite manucure comme Martine, c’est elle d’ailleurs qui lui avait appris le métier lorsque Martine était entrée à l’Institut de Beauté. Mme Denise était d’une bonne famille… Maintenant elle a un ami, représentant d’auto, ancien coureur [86] ancien coureur — в прошлом гонщик.
, un type très chic, sûr qu’ils vont se marier…
Daniel s’ennuyait : que Mme Denise se marie ou non, lui était indifférent, il faut dire. Cécile et Mme Donzert réveillaient son attention, parce qu’il les connaissait un peu. Martine partageait la chambre de Cécile… L’appartement avait trois pièces, salle de bains et cuisine très modernes… un tapis dans l’escalier, l’ascenseur… impeccable ! Mais maintenant on construisait des maisons encore plus modernes. Cécile n’avait pas d’appartement pour se marier avec Jacques, ni d’argent pour en acheter un, même pas à crédit. M. Georges et M’man Donzert n’avaient pas fini de payer le leur.
Quand il eut entendu ces histoires une fois, deux, etc… elles perdirent de leur intérêt, même tombant des lèvres de Martine. Daniel les arrêtait en l’embrassant. Le monde de Martine était si petit, et elle ne voulait point l’agrandir. Et, par exemple, elle ne lisait jamais. Daniel avait fini par s’en apercevoir, il voulut savoir pourquoi.
— Les histoires des autres m’embêtent, dit-elle tranquillement, j’ai déjà assez de mal avec la mienne.
Daniel était stupéfait, il ne trouva rien à dire… Martine semblait ne pas savoir ce que c’était que l’art. Curieux, Daniel l’avait emmenée à une exposition dans une galerie de tableaux, il y avait des œuvres classiques et modernes. Qu’allait-elle aimer là-dedans ?
— Rien, dit Martine, j’aime mieux la toile sans peinture dessus, lisse, propre…
Daniel était encore stupéfait. Formidable, cette négation de l’art, à l’état pur ! Martine était quelqu’un d’exceptionnel. Et combien étrange était l’emportement avec lequel elle disait : « C’est beau ! » devant une devanture où étaient exposés des objets pour orner les intérieurs. Martine aimait ce qui était neuf, poli, verni, net, lisse, « impeccable » ! Daniel avait découvert cela et la taquinait là-dessus. Il lui disait qu’elle était une affreuse, une adorable, une parfaite, une impeccable petite bourgeoise ! Dans ses goûts esthétiques bien sûr… Parce que pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable. Alors son ignorance de l’art, sans précédent, son goût de la camelote en même temps ne jouaient aucun rôle… Daniel était en extase devant ce que Martine avait pour lui d’inédit, et, par là même, de mystérieux… Dire que même dans la nature Martine était touchée par l’impeccable, par le ciel, le soleil, la lune. Une fois Daniel lui demanda :
Читать дальше