Сигизмунд Кржижановский - Le thème étranger

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Sigismund Krzyzanowski

Le thème étranger

Traduit du russe par

Zoé Andreyev et Catherine Perrel

Publié avec le concours

du Centre National du Livre

Verdier

Collection Slovo dirigée par Hélène Châtelain

© Éditions Verdier, 1999, pour toutes les langues

à l’exception des langues russe et allemande.

ISBN : 2-86432-287-0

ISSN : 1159-5337

LE THÈME ÉTRANGER

— C’est ici que notre rencontre a eu lieu, à cette table où nous sommes maintenant assis. Rien n’a changé depuis : mêmes dos penchés sur les assiettes, même tintement nickelé des cuillères contre le comptoir, mêmes paraphes de givre sur la fenêtre et, de temps à autre, le frottement du ressort de la porte laissant passer bouffées d’air glacé et clients.

Je ne l’avais pas vu entrer. Son dos long et son écharpe sale jetée par-dessus l’épaule firent irruption dans mon champ de vision au moment où, se penchant pour quémander, il s’attardait à une table. C’était juste là, à droite, près de la colonne. Nous autres, les habitués de ce café, nous sommes souvent interrompus par des lumpen en tous genres qui excellent dans l’art de jouer avec le réflexe des glandes salivaires. Surgissant devant une bouche en pleine mastication, une boîte d’allumettes ou un paquet de cure-dents dans leur paume sale, tendue, pour ainsi dire, en travers de l’appétit, ils savent déclencher, vite et à coup sûr, le geste qui d’un kopeck les chassera. Mais cette fois-là, le stimulus et la réaction furent autres : au lieu de répondre d’une piécette, le vieil homme à l’allure de professeur auquel s’était adressé le nouveau venu piqua de la barbe dans sa soupe, puis partit en arrière, omoplates au mur, le front sillonné d’ondes de stupéfaction. Le quémandeur soupira et, s’éloignant de la table, regarda autour de lui : qui d’autre ? Les deux manteaux d’officier près de la fenêtre et le groupe d’étudiants qui picoraient joyeusement de leurs fourchettes sur des tables accolées en désordre ne faisaient manifestement pas l’affaire. Après une seconde d’hésitation, il se dirigea droit sur moi. Une courbette respectueuse, puis :

— Ne seriez-vous pas tenté, citoyen, par l’acquisition d’un système philosophique ? Avec double perspective sur le monde : s’oriente à la fois sur le micro et le macrocosme. Conçu d’après une méthode stricte et sûre. Répond aux grandes questions… pour un petit prix.

— ?

— Vous hésitez, citoyen. Pourtant, cette conception du monde, que je suis également prêt à vous laisser à crédit, est tout ce qu’il y a de plus original ; jamais usée par aucune pensée. Vous seriez le premier à la concevoir. Moi, je ne suis qu’un simple constructeur, un assembleur de systèmes. C’est tout.

Mon interlocuteur, achoppant au silence, se tut lui aussi une minute. Mais le froncement obstiné qui resserrait ses longs sourcils ne se relâchait pas. Et, se penchant presque jusqu’à me toucher l’oreille, le marchand de systèmes conclut :

— Mais comprenez donc qu’en vous cédant cette conception, je m’en prive moi-même. N’eût été l’extrême nécessité…

Je l’avoue, je reculai ma chaise d’un mouvement inquiet : démence ou ivresse ? Mais son haleine, toute proche, était pure, tandis que ses yeux se cachaient sous des paupières maussadement baissées.

— Je vous le dis franchement : c’est un système idéaliste. Mais je ne prends pas cher.

— Écoutez, dis-je enfin, décidé à couper court à ces absurdités, qui que vous soyez et…

Et à ce moment-là, il leva les yeux : entre ses paupières mi-closes, son regard brillait d’un sourire franc et serein. Et qui semblait même dénué de toute moquerie. Il ne me restait plus qu’à répondre – sourire pour sourire. À présent, les doigts du fabricant de théories métaphysiques s’appuyaient sur le bord de la table :

— Si vous n’avez pas les moyens d’acheter une conception du monde, peut-être vous contenterez-vous de deux ou trois aphorismes ; c’est comme vous voudrez. Que désirez-vous : du profond ou du brillant ? Du spirituel ou du lapidaire ? Du sérieux philosophique ou du calembour ? Au fait, mettons-nous aussi d’accord sur la tonalité émotionnelle : préférez-vous les sentences tristes, du genre résigné, ou bien…

— Disons tristes, grommelai-je, ne sachant comment débrouiller la conversation.

— Un instant.

Pendant cinq ou six secondes, ses doigts tambourinèrent nerveusement sur le bord de la table. Puis :

— Voilà, c’est prêt. Attention : « Je connais un monde où l’on marche aussi du côté soleil de la route, mais seulement… la nuit. »

Il fit une pause, dévisagea l’acheteur potentiel que j’étais et ajouta :

— Ça ne vous a pas plu. Pas assez triste ? Bon, très bien, je vais faire un effort. Une minute. Ça y est. Écoutez : « Vis en sorte que pas un buisson de laurier ne souffre par ta faute. » Et enfin… mais ce n’est déjà plus un aphorisme : je n’ai rien mangé depuis quatre jours. Offrez-moi quelque chose.

À mon invite, l’homme se cassa brusquement aux genoux et s’assit. Je frappai sur la table et commandai.

Une assiette creuse. Suivie d’une plate. Le marchand d’aphorismes repoussa son couvert, sa chaise, se leva et, d’un signe de tête condescendant :

— Nous sommes quittes.

Une dizaine de secondes plus tard, la porte battit, soufflant un nuage de givre bleu nuit. L’homme s’y engouffra et le ressort ramena vantail contre vantail. Je me retrouvais ainsi propriétaire éberlué de deux aphorismes. Lorsque, peu après, j’eus payé la note et que je fus sorti du café, cette aventure me parut, somme toute, plutôt littéraire, et, obéissant à une bonne vieille manie d’écrivain, j’essayai de l’insérer au mieux dans mon récit inachevé. Mais je fus bientôt contraint de m’occuper d’autre chose. En effet, le soir même, je devais faire une lecture publique. Vous prendrez bien encore un petit café ?

Voilà. Vous connaissez, bien sûr que vous connaissez cette longue table et au bout, le cercle bleu de l’abat-jour devant lequel, une fois par semaine, quand les aiguilles ont tout juste passé neuf heures, vient prendre place quelque manuscrit. Le long de la table, deux rangées de tasses refroidissent lentement, tandis que le texte, tombant feuille à feuille, se raconte à elles. Ma nouvelle s’intitulait : La Treizième Tremblante. C’est un titre étrange, mais l’histoire est très simple. Introduction thématique : un récit apocryphe ancien évoque le vieux Sisinios et ses treize filles, les Tremblantes. Toutes sont demoiselles et cherchent un fiancé. L’antique Sisinios les mène de par le monde à la recherche d’hommes dignes d’elles. Et ceux qui ne savent conjurer la fièvre s’exposent à leur jurer fidélité. Les sœurs rivalisent entre elles et s’arrachent le promis, d’étreinte en étreinte : la belle Regardante, les yeux dans les yeux, enlève le sommeil ; l’ardente Frémissante, qui promène ses lèvres sur le corps, insuffle le frisson ; Discourante, qui murmure des paroles brûlantes et incohérentes, apprend le délire ; Bleuissante… Mais la plus belle de toutes les Tremblantes, c’est la treizième, Glaçante : ses caresses coupent le souffle… L’homme se raidit à jamais, droit comme un piquet, ses yeux blancs fixant le soleil ; et les fiancées endeuillées repartent à la suite de Sisinios, l’exigeant petit vieux, en quête de nouveaux fiancés. Il est évident, pour vous autres, écrivains, que je ne pouvais me contenter de ce schéma pauvre en substance. Il fallait forcer le mythe à descendre dans la réalité, le quotidien, reformuler le texte de la conjuration des belles Tremblantes de façon que le pharmacien de garde, le recevant à son guichet, puisse répondre : « Repassez dans une heure » ; il fallait pour ainsi dire adjurer le père objurgateur de la fièvre ainsi que ses vierges endeuillées de passer de l’apocryphe à la nouvelle. Je regrette que vous n’ayez pas assisté à cette lecture, cela m’aurait évité de…

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