Provenant de derrière une hauteur, il entendit soudain le grondement métallique de chenillettes qui circulaient sur l’Avus. Il avait toujours pensé, avant même le commencement de la guerre, que la construction des autoroutes du Reich et des voies rapides servirait en premier lieu aux mouvements des troupes mécanisées. Lotti n’avait jamais pu s’intéresser aux courses automobiles, c’était bien trop bruyant, avait-elle prétexté. Quand Fritz eut l’âge de fréquenter la grande école, il lui avait montré sa collection de vignettes de paquets de cigarettes. Ses coureurs préférés étaient soigneusement collés avec leurs véhicules dans les cases de ses albums spécialement prévues et déjà légendées. Le dimanche, ils passaient des heures le nez sur les images. Les compétitions avaient été supprimées au début de la guerre et il avait dû souvent promettre à Fritz qu’il retournerait avec lui sur l’Avus pour assister à une course. Quand cette putain de guerre serait enfin finie.
Après avoir roulé à fond depuis le centre, Kruschke pila devant un des plus minables immeubles de rapport de Wedding. Kälterer se contenta de hausser les épaules, descendit de voiture et pénétra dans le bâtiment.
Dans la seconde cour arrière, au troisième étage d’une aile très endommagée par le souffle des explosions de bombes, à côté de trois autres noms, il découvrit celui d’Everding, écrit à la main sur une vignette de papier cornée fixée à la porte bleu sale d’un des appartements.
Une vieille femme vêtue d’un tablier de cuisine rapiécé ouvrit.
— Oui, qu’est-ce que vous voulez ?
— Je voudrais parler à Frau Everding.
— Elle travaille, répliqua la femme qui posa son poignet sur la clenche de la porte et l’examina de la tête aux pieds.
— Et où travaille-t-elle ?
— Vous êtes bien curieux, vous, dites donc !
Un voix retentit à l’intérieur :
— Wilma, la porte ! Les courants d’air ! Faut absolument qu’on fixe les sacs à patates derrière la porte. Et puis, c’est qui ?
Wilma devait être la femme qui lui avait ouvert, car elle s’écria en retour :
— C’est un jeune homme qui veut faire du gringue à la vieille Everding.
Il entendit le raclement de chaises qu’on déplaçait. Deux femmes en simples tabliers de cuisine accompagnées de trois enfants s’encadrèrent dans l’entrée et le contemplèrent avec curiosité.
— Faire du gringue à Everding ? Feriez mieux de rester avec nous, ça fait longtemps qu’on sait faire ça aussi bien qu’elle.
Les trois femmes s’esclaffèrent.
Il s’efforça de garder son sang-froid.
— On est plus en danger avec vous qu’au front, mesdames !
Nouveaux éclats de rire.
— Vous, au front ? Avec un aussi joli costume ! dit une des femmes, l’air narquois.
— Où est-ce que je peux trouver Frau Everding ? insista-t-il.
— Dommage, répliqua la plus jeune des femmes qui se pressait sur le seuil de la porte, un bambin sur les bras, si vous voulez absolument voir Everding, vous la trouverez à la centrale des échanges, c’est là qu’elle travaille.
— La centrale des échanges ? Quelle centrale des échanges ?
— Celle qui est juste au coin, dans l’ancienne usine, c’est là qu’elle est.
Il se tourna vers l’escalier tandis que d’un geste machinal elle recalait l’enfant dans une position plus confortable.
— Vous n’avez encore jamais vu une centrale des échanges ? Vous vivez où, vous ? Vous débarquez de la lune ? cria-t-elle après lui.
La porte claqua.
Il se retrouva sur le trottoir et son regard tomba sur des éboulis, des cratères et des monceaux de gravats. Il venait en effet de débarquer sur la lune.
Le renseignement était exact. Il pénétra dans un hall d’usine désaffectée, où l’on avait dressé divers tréteaux avec différentes marchandises de seconde main, surmontés de pancartes aux inscriptions manuscrites noires bien lisibles : « On accepte les marchandises à échanger entre 10 et 16 heures. Il est interdit d’échanger et de vendre directement. »
Il partit en reconnaissance parmi les travées, passant auprès de femmes et d’hommes âgés qui testaient les objets exposés, plaisantaient avec le personnel, louaient exagérément les articles qu’ils proposaient, prétendaient troquer des futilités contre des objets utiles. C’était manifestement une autre manière d’échanger des biens, une conséquence de la rareté des marchandises, une tentative officielle pour reprendre la main sur le marché noir par l’intermédiaire d’un système de troc. Mais vu les conditions défavorables que lui avait décrites le fonctionnaire du tribunal, cet essai était manifestement chimérique.
Il demanda à quelqu’un qui avait l’air d’un surveillant où il pourrait trouver Frau Everding. L’homme lui indiqua une femme efflanquée d’environ quarante-cinq ans, debout devant un étalage d’ustensiles de ménage hétéroclites.
— Frau Everding ?
La femme opina. Elle portait un tablier de travail gris et ses cheveux étaient dissimulés sous un foulard jaunâtre. Elle avait l’air épuisé, las, désespéré.
— Je m’appelle Kälterer, Office central pour la Sécurité du Reich.
Il déplia son laissez-passer. Elle l’examina brièvement, jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Sa fatigue semblait avoir soudainement disparu. Il craignit un moment qu’elle ne veuille s’enfuir, mais elle se tourna vers lui et le fixa droit dans les yeux.
— Et alors, qu’est-ce que vous me voulez ?
— J’aimerais m’entretenir avec vous, mais pas ici.
Du menton, il désigna la foule.
— Eh bien, vous n’avez qu’à m’embarquer ! dit-elle en croisant les bras sur la poitrine.
Elle portait des mitaines de laine usées dont dépassaient des phalanges décharnées et gercées.
— Pour le moment, je me contenterais d’un endroit où nous pourrions parler tranquillement tous les deux.
Elle haussa les épaules et se dirigea vers une porte derrière laquelle était aménagée une minuscule cuisine aux murs chaulés réservée au petit déjeuner du personnel. Une petite table et quelques chaises en constituaient tout l’ameublement.
Il prit place. Elle resta debout et le regarda, maussade.
Il en eut assez.
— Asseyez-vous, nom de Dieu ! hurla-t-il, en lui désignant une chaise d’un index rageur.
Elle s’approcha lentement de la table, s’assit sur la chaise la plus éloignée, croisa les mains sur les genoux tout en conservant sa mine inexpressive. Celle-là, tant qu’elle n’aurait pas le moindre espoir que le vent tourne définitivement, tout ce qui pouvait lui arriver lui était égal, complètement égal.
Il mit la main à la poche de son manteau, en sortit une photo et dit :
— J’ai quelques questions à vous poser, Frau Everding. Connaissez-vous cet homme ?
Il avait choisi une photo avantageuse. Un Karasek souriant, l’air jovial, un gros cigare entre ses doigts boudinés, assis devant un verre de bière sur ce qui devait être une terrasse avec vue sur le Wannsee.
— Karasek, répondit-elle brièvement.
Ses yeux foncés foudroyaient l’image du regard.
— Le SS-Hauptsturmführer Egon Karasek, articula-t-elle lentement.
Cette femme détestait Karasek. Et elle ne haïssait pas seulement le système incarné par le camarade du parti, c’était une haine plus profonde, toute personnelle.
— Frau Everding, où étiez-vous au matin du 8 octobre, de huit heures à une heure de l’après-midi ?
— Pourquoi voulez-vous le savoir ? rétorqua-t-elle en s’adossant. Quelqu’un aurait-il une fois de plus illégalement tiré la chasse d’eau des chiottes sur une merde brune, et on voudrait que ce soit moi qui aie tenu la poignée ? C’est bien toujours la même histoire : vous ne ratez jamais une occasion de me rendre visite, vous me retournez tout mon logement et vous me posez des questions idiotes à propos de tracts ou de je ne sais quoi encore. Une fois pour toutes, traitez-moi comme mon mari, mon beau-frère et sa femme, ça vous évitera de vous mettre les pieds en sang à force de venir m’emmerder.
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