– Avez-vous des amis?
– J’en avais trois: deux ont quitté Paris et j’ignore où ils sont allés. Un seul me reste, mais c’est un de ceux qui connaissaient, je crois, le cavalier dont Votre Majesté m’a fait l’honneur de me parler.
– C’est bien, dit la reine: vous et votre ami, vous valez une armée.
– Que faut-il que je fasse, Madame?
– Revenez à cinq heures et je vous le dirai; mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.
– Non, Madame.
– Jurez-le sur le Christ.
– Madame, je n’ai jamais menti à ma parole; quand je dis non, c’est non.
La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne l’avaient pas habituée, en tira un heureux présage pour le zèle que d’Artagnan mettrait à la servir dans l’accomplissement de son projet. C’était un des artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde subtilité sous les apparences d’une brutalité loyale.
– La reine n’a pas autre chose à m’ordonner pour le moment? dit-il.
– Non, monsieur, répondit Anne d’Autriche, et vous pouvez vous retirer jusqu’au moment que je vous ai dit.
D’Artagnan salua et sortit.
– Diable! dit-il lorsqu’il fut à la porte, il paraît qu’on a bien besoin de moi ici.
Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et alla heurter à la porte du cardinal.
Bernouin l’introduisit.
– Je me rends à vos ordres, Monseigneur, dit-il.
Et, selon son habitude, d’Artagnan jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre cachetée. Seulement elle était posée sur le bureau du côté de l’écriture, de sorte qu’il était impossible de voir à qui elle était adressée.
– Vous venez de chez la reine? dit Mazarin en regardant fixement d’Artagnan.
– Moi, Monseigneur! qui vous a dit cela?
– Personne; mais je le sais.
– Je suis désespéré de dire à Monseigneur qu’il se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu’il venait de faire à Anne d’Autriche.
– J’ai ouvert moi-même l’antichambre, et je vous ai vu venir du bout de la galerie.
– C’est que j’ai été introduit par l’escalier dérobé.
– Comment cela?
– Je l’ignore; il y aura eu malentendu.
Mazarin savait qu’on ne faisait pas dire facilement à d’Artagnan ce qu’il voulait cacher; aussi renonça-t-il à découvrir pour le moment le mystère que lui faisait le Gascon.
– Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne voulez rien me dire des vôtres.
D’Artagnan s’inclina.
– Aimez-vous les voyages? demanda le cardinal.
– J’ai passé ma vie sur les grands chemins.
– Quelque chose vous retiendrait-il à Paris?
– Rien ne me retiendrait à Paris qu’un ordre supérieur.
– Bien. Voici une lettre qu’il s’agit de remettre à son adresse.
– À son adresse, Monseigneur? mais il n’y en a pas.
En effet, le côté opposé au cachet était intact de toute écriture.
– C’est-à-dire, reprit Mazarin, qu’il y a une double enveloppe.
– Je comprends, et je dois déchirer la première, arrivé à un endroit donné seulement.
– À merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon, je l’aime fort, vous l’emmènerez.
– Diable! se dit d’Artagnan, il sait que nous avons entendu sa conversation d’hier, et il veut nous éloigner de Paris.
– Hésiteriez-vous? demanda Mazarin.
– Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je désirerais une chose…
– Laquelle? dites.
– C’est que Votre Éminence passât chez la reine.
– Quand cela?
– À l’instant même.
– Pourquoi faire?
– Pour lui dire seulement ces mots: «J’envoie M. d’Artagnan quelque part, et je le fais partir tout de suite.»
– Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine.
– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Éminence qu’il était possible qu’il y eût un malentendu.
– Que signifie cela? demanda Mazarin.
– Oserais-je renouveler ma prière à Son Éminence?
– C’est bien, j’y vais. Attendez-moi ici.
Mazarin regarda avec attention si aucune clef n’avait été oubliée aux armoires et sortit.
Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles d’Artagnan fit tout ce qu’il put pour lire à travers la première enveloppe ce qui était écrit sur la seconde; mais il n’en put venir à bout.
Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé; il alla s’asseoir à son bureau. D’Artagnan l’examinait comme il venait d’examiner l’épître; mais l’enveloppe de son visage était presque aussi impénétrable que l’enveloppe de la lettre.
– Eh, eh! dit le Gascon, il a l’air fâché. Serait-ce contre moi? Il médite; est-ce de m’envoyer à la Bastille? Tout beau, Monseigneur! au premier mot que vous en dites, je vous étrangle et me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et Athos me proclamera le Brutus français. Ce serait drôle.
Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait déjà vu tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation.
Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au contraire à faire patte de velours à d’Artagnan:
– Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher monsou d’Artagnan, et vous ne pouvez partir encore.
– Ah! fit d’Artagnan.
– Rendez-moi donc cette dépêche, je vous prie.
D’Artagnan obéit. Mazarin s’assura que le cachet était bien intact.
– J’aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux heures.
– Dans deux heures, Monseigneur, dit d’Artagnan, j’ai un rendez-vous auquel je ne puis manquer.
– Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin, c’est le même.
– Bon! pensa d’Artagnan, je m’en doutais.
– Revenez donc à cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon; seulement, laissez-le dans l’antichambre: je veux causer avec vous seul.
D’Artagnan s’inclina.
En s’inclinant il se disait:
– Tous deux le même ordre, tous deux à la même heure, tous deux au Palais-Royal; je devine. Ah! voilà un secret que M. de Gondy eût payé cent mille livres.
– Vous réfléchissez! dit Mazarin inquiet.
– Oui, je me demande si nous devons être armés ou non.
– Armés jusqu’aux dents, dit Mazarin.
– C’est bien, Monseigneur, on le sera.
D’Artagnan salua, sortit et courut répéter à son ami les promesses flatteuses de Mazarin, lesquelles donnèrent à Porthos une allégresse inconcevable.
Le Palais-Royal, malgré les signes d’agitation que donnait la ville, présentait, lorsque d’Artagnan s’y rendit vers les cinq heures du soir, un spectacle des plus réjouissants. Ce n’était pas étonnant: la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple. La reine n’avait réellement donc rien à craindre, puisque le peuple n’avait plus rien à demander. Son émotion était un reste d’agitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme après une tempête il faut quelquefois plusieurs journées pour affaisser la houle.
Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens était le prétexte. Les princes, les princesses étaient invités, les carrosses encombraient les cours depuis midi. Après le dîner, il devait y avoir jeu chez la reine.
Anne d’Autriche était charmante, ce jour-là, de grâce et d’esprit, jamais on ne l’avait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en fleurs brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres.
Au moment où l’on se leva de table, Mazarin s’éclipsa. D’Artagnan était déjà à son poste et l’attendait dans l’antichambre. Le cardinal parut l’air riant, le prit par la main et l’introduisit dans son cabinet.
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