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Fédor Dostoïevski: Les Pauvres Gens

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Dostoïevski décrit lui-même la genèse de ce roman épistolaire, première oeuvre qu'il a publiée: «La fumée sortait des naseaux des chevaux, des colonnes de fumée montaient des toits des deux rives et il semblait que de nouveaux édifices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une nouvelle ville se bâtissait dans l'air… Il me semblait que toute cette ville, avec tous ses habitants, puissants et faibles, avec toutes leurs habitations, asiles de mendiants ou palais dorés, ressemblait en cette heure de crépuscule à une rêverie fantastique, enchantée, qui disparaîtrait et se dissiperait en fumée montant vers le ciel sombre. Je me suis mis à regarder et je vis soudain des figures étranges. C'étaient des figures étranges, bizarres, tout à fait prosaïques, qui n'avaient rien de Don Carlos ni de Posa, rien que de simples conseillers titulaires, mais en même temps des conseillers titulaires fantastiques. Quelqu'un grimaçait devant moi, en se dissimulant derrière cette foule fantastique et tirait des ficelles, des ressorts. Les poupées se mouvaient, et il riait, il riait! C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un cœur de conseiller titulaire, honnête et pur, candide et dévoué à ses chefs, et, avec lui, une jeune fille, offensée et triste, et leur émouvante histoire me déchira le cœur.»

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Et maintenant, ma petite mère, voici ce que j'ai décidé: Je vous demande, à vous et à Fédora, comme je le demanderais, comme je l'exigerais de mes enfants si j'en avais, de prier Dieu pour Son Excellence. C'est-à-dire que ce serait de la façon suivante: ils ne prieraient pas pour leur père, mais ils diraient tous les jours, et durant toute l'éternité, une prière pour Son Excellence. Il y a une chose encore que je désire exprimer, ma petite mère, et je l'affirme ici solennellement. Écoutez-moi bien, ma petite mère: Je jure ici que, si grande qu'ait été ma souffrance dans les sombres jours de notre misère, si profonde qu'ait été l'affliction de mon cœur lorsque je pensais à vous, que je voyais vos malheurs ou que je prenais conscience de ma propre situation, de mon humiliation et de mon incapacité, je vous jure, en dépit de tout cela, que ce ne sont pas tant ces cent roubles qui me réjouissent, mais le fait que Son Excellence a daigné serrer ma main indigne, ma main à moi, brin d'herbe que je suis, ivrogne que je suis! Il m'a rendu par là le respect de moi-même. Il a ressuscité mon âme par ce geste, a rendu ma vie plus douce pour l'éternité; je suis fermement convaincu, si grand pécheur que je sois aux yeux du Très-Puissant, que ma prière pour le bonheur et le succès de Son Excellence montera jusqu'au trône du Seigneur!…

Ma petite mère! Je me trouve en ce moment dans un terrible bouleversement moral, je me sens tout remué en dedans. Mon cœur bat comme s'il voulait s'élancer hors de ma poitrine. Avec cela, il me vient une sorte de faiblesse dans tout le corps. Je vous envoie quarante-cinq roubles en assignats, je remettrai vingt roubles à ma logeuse, et j'en garderai trente-cinq pour moi-même: pour vingt roubles, je ferai réparer mes vêtements, et il me restera quinze roubles encore pour les dépenses courantes. Mais toutes ces impressions qui se sont accumulées durant la matinée m'ont ébranlé de fond en comble, m'ont secoué par les racines de mon être. Je vais me coucher pour me reposer un peu. Je suis tranquille d'ailleurs, très calme. Il y a seulement mon âme qui semble se briser d'émotion et je la sens là, tout au fond de mon être, qui tremble, qui tressaille, qui remue. Je viendrai vous voir. Pour l'instant, je me sens désorienté, un peu comme si j'étais ivre à la suite de toutes ces émotions… Le Seigneur voit tout, ma petite mère, Dieu voit tout, ma tourterelle adorable.

Votre digne ami,

Makar DIÉVOUCHKINE.

* * * * *

10 septembre.

Mon très cher Makar Alexéievitch,

Je me réjouis infiniment de votre bonheur et je sais apprécier comme il convient les qualités morales de votre chef, mon ami. Ainsi, vous pourrez connaître un peu d'apaisement maintenant, après tant de souffrances. Mais je vous en supplie: au nom du ciel, ne recommencez pas à dépenser de l'argent à tort et à travers. Vivez tranquillement, aussi modestement que possible, et décidez, à partir de ce jour, de mettre de côté tout ce que vous pouvez épargner, afin de ne pas être pris au dépourvu, une autre fois, par des difficultés inattendues. Pour ce qui est de nous, ne vous inquiétez pas à notre sujet, je vous en prie. Fédora et moi, nous saurons nous tirer d'affaire d'une manière ou d'une autre. Il ne fallait pas nous envoyer une somme si forte, Makar Alexéievitch! Nous n'en avons aucunement besoin. Nous sommes contentes de ce que nous avons, nous ne demandons pas davantage. Il est vrai qu'il nous faudra de l'argent prochainement pour quitter cet appartement, mais Fédora espère toucher bientôt un montant qu'on lui doit depuis très longtemps. Néanmoins, je garderai vingt roubles pour moi en prévision de besoins urgents. Quant au reste, je vous le retourne. Ménagez vos ressources, Makar Alexéievitch, croyez-moi. Adieu maintenant. Vous pouvez jouir désormais d'une vie calme, portez-vous bien et soyez gai. Je vous aurais écrit plus longuement, mais je me sens affreusement lasse. Hier, j'ai dû garder le lit toute la journée. Je vous remercie de m'avoir promis une visite. Venez me voir, Makar Alexéievitch, vous me ferez plaisir.

V. D.

* * * * *

11 septembre.

Très chère Varvara Alexéievna!

Au nom du ciel, ma très chère amie, je vous en supplie, ne me quittez pas maintenant, ne vous éloignez pas à l'instant où je suis devenu heureux tout à fait et content de ma vie. Ma tourterelle! N'écoutez point les conseils de Fédora et sachez que je me comporterai toujours de la façon que vous le désirez. Je me conduirai bien, ne fût-ce que par respect déjà pour Son Excellence. Je me conduirai très bien, je serai correct et consciencieux. Nous continuerons à nous écrire des lettres heureuses et satisfaites, nous nous confierons l'un à l'autre, comme deux amis, nos pensées, nous partagerons nos joies et nos soucis, si toutefois nous devions avoir des soucis encore. Nous vivrons ensemble dans la joie et dans l'harmonie. Nous nous occuperons de littérature… mon doux ange, voulez-vous? Mon destin a complètement changé, et pour le mieux. Ma logeuse, par exemple, est devenue beaucoup plus tolérante. Thérèse se trouve être moins sotte que je ne l'avais cru, et Faldoni lui-même commence à donner des preuves d'agilité et de souplesse. Pour ce qui est de Rataziaiev, je me suis réconcilié avec lui. Je suis allé le voir le premier, dans la grande joie qui m'emplissait. C'est un très bon garçon, ma petite mère, sachez-le, et le mal qu'on m'avait dit de lui n'était que bavardages ineptes. J'ai pu me convaincre que tout cela ne fut qu'une basse calomnie. Jamais, au grand jamais, il n'avait eu l'idée de nous décrire, de faire de nous le sujet d'un roman. Il me l'a assuré lui-même. Il m'a lu quelques pages de sa dernière œuvre. Quant à ce terme de Lovelace, qu'il m'avait lancé l'autre fois, il paraît que ce n'est pas du tout une insulte ou un mot inconvenant. Il m'en a expliqué le sens. C'est une expression empruntée à une langue étrangère et qui signifie quelque chose comme «un gaillard qui a de l'allure et de l'audace», ou pour le dire avec plus d'élégance, dans un style plus littéraire, «un monsieur qui sait ce qui lui est dû» – voilà le sens vrai de ce mot! Il ne s'agissait donc pas d'une allusion déplaisante. Ce fut une plaisanterie inoffensive, mon doux ange. Je ne suis qu'un ignorant et c'est pourquoi je m'étais sottement offensé de la chose. Mais tout est en règle maintenant et je lui ai présenté des excuses… Il fait d'ailleurs si beau aujourd'hui, Varinka, un temps merveilleux et si doux! Il est vrai qu'il a gelé légèrement le matin, avec un peu de giboulée dans l'air, mais ce n'est rien. En revanche, l'air est devenu plus frais. Je suis allé m'acheter des chaussures, et j'en ai trouvé une paire qui est vraiment admirable. Ensuite, j'ai fait une promenade sur la Perspective Nevski. J'ai lu un numéro de L'Abeille. Ah, oui! J'oubliais l'essentiel, il faut que je vous le raconte.

Voici de quoi il s'agit:

Ce matin, je me suis entretenu avec Émilien Ivanovitch et Hyacinthe Mihaïlovitch, au sujet de Son Excellence. Oui, Varinka, il paraît que je ne suis pas le seul envers qui il s'est montré si généreux. D'autres que moi ont connu ses bienfaits également, et sa grande bonté de cœur est connue partout. Nombreux sont ceux qui chantent ses louanges, et dans maints logis on verse des larmes de reconnaissance en parlant de lui. Il avait accueilli une orpheline dans sa maison, et il a veillé sur son avenir: il l'a donnée en mariage à un homme considérable, un fonctionnaire de son cabinet. Il s'est occupé du fils d'une veuve et l'a casé dans une administration. Il a accompli bien d'autres actions charitables encore. En apprenant tout cela, ma petite mère, j'ai jugé de mon devoir d'entonner mon petit hymne en son honneur, moi aussi, et j'ai raconté à tous, à haute voix, le geste que Son Excellence a eu envers moi. Je leur ai dit toute la vérité sans rien leur cacher. J'ai mis ma honte dans ma poche. Il s'agit bien de honte, en vérité, et d'amour-propre personnel en présence d'une telle magnanimité. J'ai donc clamé la vérité, afin que nul n'ignore la grandeur d'âme de Son Excellence. J'ai parlé avec ferveur, avec chaleur, sans rougir et me sentant, tout au contraire, fier d'avoir à raconter une telle chose. Je leur ai tout confié (je ne me suis tu, ma petite mère, qu'en ce qui vous concerne, ainsi qu'il se devait), mes démêlés avec ma logeuse et avec Faldoni, je leur ai parlé de Rataziaiev, de mes chaussures et de Markov; bref, je leur ai tout dit, absolument tout. Certains d'entre eux ont souri, il est vrai, par moments. Pour dire la vérité, ils ont même tous souri ou ri légèrement. Sans doute y avait-il quelque chose de drôle dans mon visage ou dans mon allure, ou bien est-ce l'histoire de mes chaussures qui les a amusés, oui, c'est cela, c'étaient les chaussures. Car ils ne pouvaient pas plaisanter dans un mauvais esprit, j'en suis certain. Ils ont ri parce qu'ils sont jeunes, peut-être aussi parce qu'ils sont riches; mais ils n'ont certainement pas songé à se moquer de mes paroles. Ils ne pouvaient pas tourner en dérision des louanges adressées à Son Excellence, cela c'est tout à fait exclu, ne le croyez-vous pas, Varinka?

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