Fédor Dostoïevski - Le Joueur

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Qui mieux qu'un joueur pouvait décrire la descente dans l'enfer du jeu? Courant les grands casinos européens, Dostoïevski est criblé de dettes quand il écrit ce court roman.
Dans une ville d'eau imaginaire, Alexis est employé dans la maison d'un général russe endetté auprès de son entourage. Paulina, pupille du général, demande à Alexis de jouer à la roulette pour elle, son rang lui interdisant les jeux de hasard. Elle a besoin d'argent mais ne dit pas pourquoi à Alexis, amoureux d'elle. Le général a également besoin d'argent, il attend la mort d'une tante et l'héritage, condition pour pouvoir épouser Blanche de Comminges, une femme beaucoup plus jeune que lui. Mais, voilà, la tante découvre le jeu de la roulette…

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– Je suis de votre avis. Quant à miss Paulina… vous savez qu’on est parfois obligé d’avoir des rapports avec des gens qu’on déteste… Il y a des nécessités… Il est vrai que sa sortie d’hier est étrange; non pas que je croie qu’elle ait voulu se défaire de vous en vous ordonnant d’offenser ce baron armé d’une canne dont il n’a pas su se servir, mais parce que cette excentricité ne convient pas à l’excellente distinction de ses manières. Il est d’ailleurs évident qu’elle pensait que vous n’accompliriez pas ses ordres à la lettre…

– Savez-vous, m’écriai-je tout à coup en regardant fixement M. Astley, je suis convaincu que vous connaissiez déjà cette histoire, et que vous la tenez… de mademoiselle Paulina elle-même!

Il me regarda avec étonnement.

– Vos yeux sont étincelants et j’y lis un soupçon, reprit-il en se maîtrisant aussitôt. Mais vous n’avez pas le moindre droit de me marquer des soupçons de cette nature, je ne vous en donne aucun droit, entendez-vous? et je me refuse absolument à vous répondre.

– Bien! assez! C’est inutile… m’écriai-je avec agitation, sans pouvoir m’expliquer comment cette pensée m’était venue.

En effet, où et quand Paulina aurait-elle pu prendre M. Astley pour confident? Il est vrai que, ces temps derniers, je voyais moins M. Astley et que Paulina était devenue pour moi de plus en plus énigmatique, – énigmatique au point que, en racontant mon amour à M. Astley, je n’avais rien pu dire de précis sur mes relations avec elle. Tout y était fantastique, bizarre, anormal.

– Je suis confus, dis-je encore, je ne puis rien comprendre nettement à toute cette affaire…

– Je suffoquais. Du reste, je vous tiens pour un très galant homme… Autre chose: je vais vous demander non pas un conseil, mais votre opinion…

Je me tus, puis, après quelques instants, je repris:

– Que dites-vous de la lâcheté du général? Il a fait toute une affaire de mon escapade, toute une affaire! De Grillet lui-même, qui ne s’occupe que de choses graves, s’en est mêlé; il a daigné me faire une visite, me prier, me supplier, lui! moi! Enfin, remarquez ceci: il est venu chez moi à neuf heures du matin, et il avait déjà entre les mains le billet de mademoiselle Paulina. Quand donc avait-elle écrit ce billet? L’avait-on réveillée pour cela? Elle obéit à toutes les suggestions qui émanent de lui, et, s’il le veut, elle descend jusqu’à me demander pardon; mais je ne vois pas quel intérêt la pousse. Pourquoi ont-ils peur de ce baron, et qu’est-ce que cela leur fait que le général épouse mademoiselle Blanche de Comminges? Ils disent qu’ils doivent, pour ce motif, avoir une tenue particulière; mais convenez que tout cela est déjà beaucoup trop particulier. Qu’en dites-vous? Je lis dans vos yeux que vous êtes mieux informé que moi.

M. Astley sourit et hocha la tête en signe d’affirmation.

– Oui, dit-il, je suis mieux informé que vous. Mademoiselle Blanche est l’unique cause de tous ces ennuis, voilà toute la vérité.

– Mais quoi! mademoiselle Blanche!… m’écriai-je avec impatience, car j’espérais apprendre quelque chose de précis sur Paulina.

– Ne vous semble-t-il pas que mademoiselle Blanche a un intérêt particulier à éviter une rencontre avec le baron, comme si cette rencontre devait nécessairement être désagréable ou, pis encore, scandaleuse?

– Et puis? et puis?

– Il y a trois ans, mademoiselle Blanche était déjà ici, à Roulettenbourg. J’y étais aussi. Elle ne s’appelait pas encore mademoiselle de Comminges, et la veuve de Comminges n’existait pas; du moins personne n’en parlait. De Grillet n’y était pas non plus. Je suis convaincu qu’il n’y a aucune parenté entre eux et qu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps. Je suis même fondé à croire que le marquisat de De Grillet est assez récent; son nom de de Grillet doit être de la même date. Je connais ici quelqu’un qui l’a rencontré jadis sous un autre nom.

– Il a pourtant des relations très sérieuses.

– Qu’importe? Mademoiselle Blanche aussi!… Or, il y a trois ans, sur la demande de la baronne en question, mademoiselle Blanche a été invitée par la police à quitter la ville, – et c’est ce qu’elle fit.

– Comment?…

– Elle était arrivée ici avec un certain prince italien décoré d’un nom historique, – quelque chose comme… Barbarini, – un homme tout constellé de bijoux, de pierreries très authentiques. Il sortait dans un magnifique attelage. Mademoiselle Blanche jouait au trente-et-quarante, d’abord avec succès, puis avec chance contraire. Un soir, elle perdit une grosse somme. Mais le vrai malheur, c’est que le lendemain matin le prince disparut, et avec lui disparurent chevaux et voitures. La note de l’hôtel s’élevait à un chiffre énorme. Mademoiselle Zelma, – au lieu de madame Barbarini, elle était devenue mademoiselle Zelma, – était dans un désespoir extrême. Elle pleurait, criait, et, dans sa rage, déchirait ses vêtements. Il y avait dans le même hôtel un comte polonais. À l’étranger, tous les Polonais sont comtes. Mademoiselle Zelma, qui lacérait ses robes et se déchirait le visage de ses ongles roses et parfumés, produisit sur lui une certaine impression. Ils eurent un entretien, et, à l’heure du dîner, elle était consolée. Le soir, le comte polonais se montra dans les salons de jeu ayant à son bras mademoiselle Zelma. Elle riait très haut, comme à l’ordinaire, plus libre même que d’habitude dans ses manières. Elle était de la catégorie de ces joueuses qui, à la roulette, écartent de vive force les gens assis, pour se faire place. C’est le chic particulier de ces dames; vous l’aurez certainement remarqué.

– Oh! oui.

– Elle joua et perdit plus encore que la veille… Pourtant ces dames sont ordinairement heureuses au jeu, comme vous le savez. Elle eut un sang-froid étonnant… D’ailleurs, mon histoire finit là. Le comte disparut comme le prince, un beau matin, sans prendre congé. Le soir de ce jour-là, mademoiselle Zelma vint seule au jeu et ne rencontra pas de cavalier de bonne volonté. En deux jours elle fut «nettoyée». Quand elle eut perdu son dernier louis, elle regarda autour d’elle et aperçut à ses côtés le baron Wourmergelm, qui la considérait très attentivement et avec une indignation profonde. Elle ne prit pas garde à cette indignation, décocha au baron un sourire de circonstance et le pria de mettre pour elle dix louis sur la rouge. La baronne se plaignit, et, le soir même, mademoiselle Zelma recevait la défense de paraître désormais à la roulette. Vous vous étonnez que je sois au fait de toute cette chronique scandaleuse? Je la tiens d’un de mes parents, M. Fider, qui conduisit mademoiselle Zelma, dans sa voiture, de Roulettenbourg à Spa. Maintenant, elle veut devenir «générale», probablement! pour éviter les notifications de la police. Elle ne joue plus, elle doit prêter sur gages aux joueurs. C’est beaucoup plus lucratif. Je soupçonne même que le pauvre général est son débiteur, et peut-être aussi de Grillet, à moins que ce dernier ne soit, au contraire, son associé. Vous comprenez maintenant qu’elle doit éviter, au moins jusqu’à son mariage, d’attirer l’attention de la baronne et du baron.

– Non, je ne comprends pas! criai-je en frappant de toutes mes forces sur la table, de sorte qu’un garçon accourut tout effaré. Dites-moi, monsieur Astley, si vous saviez depuis longtemps toute cette histoire et, par conséquent, qui est mademoiselle Blanche de Comminges, pourquoi n’avez-vous prévenu ni moi, ni le général, ni surtout, surtout, mademoiselle Paulina, qui se montre à la gare, en public, avec mademoiselle Blanche, bras dessus bras dessous? Est-ce admissible?

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