Tatiana était dans un tel ravissement qu’il eût été cruel de la contrarier, en ce moment du moins. On remit donc l’affaire à plus tard. Elle se précipita pour embrasser la générale, la Pérépélitzina, tout le monde. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main.
– Ma petite mère! ma tourterelle! Pardonne à un vieil imbécile, je n’avais pas compris ton cœur d’or!
– Quel fou! Je te connais depuis longtemps, moi! fit Tatiana pleine d’enjouement. Elle lui donna de son gant une tape sur le nez et passa, plus légère qu’un zéphyr, en le frôlant de sa robe luxueuse, pendant que le gros homme faisait place avec déférence.
– Quelle digne demoiselle! fit-il attendri. Puis, me regardant joyeusement dans le blanc des yeux, il me chuchota en confidence: – On a pu recoller le nez de l’Allemand!
– Quel nez? quel Allemand? demandai-je? demandai-je étonné.
– Mais le nez de l’Allemand que j’avais fait venir de la capitale… qui baise la main de son Allemande pendant qu’elle essuie une larme avec son mouchoir. Evdokime l’a raccommodé hier; je l’ai fait prendre par un courrier. On va l’apporter tout à l’heure… un jouet superbe!
– Foma! criait mon oncle au comble de la joie, tu es l’auteur de mon bonheur! Comment pourrai-je jamais te revaloir cela?
– Ne vous préoccupez pas de cela, colonel! répondit Foma d’un air sombre; continuez à ne faire aucune attention à moi et soyez heureux sans Foma.
Il était évidemment fort froissé de ce qu’au milieu de la joie générale on semblât l’avoir oublié.
– C’est que nous sommes en extase, Foma! cria mon oncle. Je ne sais plus où je me trouve! Écoute, Foma, je t’ai fait de la peine. Toute ma vie, tout mon sang ne suffiront pas à racheter cela; aussi, je me tais et je ne cherche même pas à m’excuser. Mais, si jamais tu as besoin de ma tête, s’il te faut ma vie, s’il est nécessaire que je me précipite dans un gouffre béant, ordonne seulement, et tu verras! Je ne t’en dis pas plus, Foma!
Et mon oncle fit un geste exprimant l’impossibilité où il était de découvrir une expression plus énergique de sa pensée; pour le surplus, il se contenta d’attacher sur Foma des yeux brillants de larmes reconnaissantes.
– Voilà l’ange qu’il est! piaula la Pérépélitzina comme un cantique de louanges à Foma.
– Oui, oui! fit à son tour Sachenka. Je ne me doutais pas que vous fussiez aussi brave homme, Foma Fomitch, et soyez sûr que, désormais, je vous aimerai de tout mon cœur. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point je vous estime!
– Oui, Foma! fit Bakhtchéiev, daigne aussi me pardonner. Je ne te connaissais pas! je ne te connaissais pas! Toute ma maison est à ton service! Ce qui serait tout à fait bien, c’est que tu viennes me voir après-demain, avec la mère générale et les fiancés… et toute la famille. Je vous ferai servir un de ces dîners! Je ne veux pas me vanter, mais je crois que je vous offrirai quelque chose! Je vous en donne ma parole!
Au milieu de ces actions de grâces, Nastenka s’approcha de Foma Fomitch et, sans plus de paroles, l’embrassa de toutes ses forces.
– Foma Fomitch, dit-elle, vous êtes notre bienfaiteur; vous nous avez rendus si heureux que je ne sais comment nous pourrons jamais le reconnaître; ce que je sais, c’est que je serai pour vous la plus tendre, la plus respectueuse des sœurs…
Elle ne put aller plus loin; les sanglots étranglèrent sa voix. Foma la baisa sur le front. Il avait aussi les larmes aux yeux.
– Enfants de mon cœur, s’écria-t-il, vivez, épanouissez-vous et, aux moments de bonheur, souvenez-vous du pauvre exilé! À mon sujet, laissez-moi vous dire que l’adversité est peut-être la mère de la vertu. C’est Gogol qui l’a dit, je crois. Cet écrivain n’était pas fort sérieux, mais, parfois, on rencontre en son œuvre des idées fécondes. Or l’exil est un malheur! Désormais, je serai le pèlerin parcourant la terre appuyé sur son bâton et, qui sait? il se peut qu’après tant de souffrances, je devienne encore plus vertueux! et cette pensée sera mon unique consolation.
– Mais… où vas-tu donc, Foma? s’écria mon oncle effrayé.
Tous les assistants tressaillirent et se précipitèrent vers Foma.
– Mais, puis-je rester dans votre maison après la façon dont vous m’avez traité, colonel? interrogea Foma avec la plus extraordinaire dignité.
On ne le laissa point parler. Les cris de tous couvrirent sa voix. On l’avait mis dans le fauteuil et on le suppliait; et l’on pleurait; je ne sais ce qu’on n’eût pas fait. Il n’est pas douteux qu’il ne songeait nullement à quitter cette maison, pas plus qu’il n’y avait songé la veille, ni quand il bêchait le potager. Il savait que, désormais, on le retiendrait dévotement, qu’on s’accrocherait à lui, maintenant surtout qu’il avait fait le bonheur général, que son culte était restauré, que chacun était prêt à le porter sur son dos et s’en fût trouvé fort honoré. Peut-être un assez piteux retour ne laissait-il pas de blesser son orgueil et exigeait-il quelques exploits héroïques. Mais, avant tout, l’occasion de poser était exceptionnelle, l’occasion de dire de si belles choses et de s’étendre, et de faire son propre éloge! Comment résister à pareille tentation?
Aussi n’essaya-t-il pas d’y résister. Il s’arrachait des mains qui le retenaient; il exigeait son bâton; il suppliait qu’on lui rendit sa liberté, qu’on le laissât partir aux quatre coins du monde. Il avait été déshonoré et battu dans cette maison où il n’était revenu que pour arranger le bonheur de tous! Mais pouvait-il rester dans «la maison d’ingratitude?» Pouvait-il manger des «stchis» qui, «bien que nourrissants, n’étaient assaisonnés que de coups?» Mais, à la fin, sa résistance mollissait sensiblement. On l’avait de nouveau installé dans le fauteuil où son éloquence ne tarissait pas.
– Que j’ai eu à souffrir ici! criait-il. Est-ce qu’on ne me tirait pas la langue? Et vous-même, colonel, ne m’avez-vous pas fait la nique à toute heure, tel un enfant des rues? Oui, colonel, je tiens à cette comparaison, car, si vous ne m’avez pas proprement fait la nique, c’était une incessante et bien plus pénible nique morale. Je ne parle pas des horions…
– Foma! Foma! s’écria mon oncle. Ne rappelle pas ce souvenir qui me tue! Je t’ai déjà dit que tout mon sang ne suffirait pas à laver cette offense. Sois magnanime! oublie; pardonne et reste pour contempler ce bonheur qui est ton œuvre…
– Je veux aimer l’homme! criait Foma, et on me le prend! On m’empêche d’aimer l’homme! on m’arrache l’homme! Donnez, donnez-moi l’homme que j’aime! Où est-il, cet homme? Où s’est-il caché? Pareil à Diogène avec sa lanterne, je l’ai cherché pendant toute mon existence, et je ne peux pas le trouver et je ne pourrai aimer personne tant que je n’aurai pas trouvé cet homme! Malheur à celui qui a fait de moi un misanthrope! Je crie: donnez-moi l’homme que je l’aime et l’on me pousse Falaléi! Aimerais-je Falaléi? Voudrais-je aimer Falaléi? Pourrai-je enfin aimer Falaléi, alors même que je le voudrais? Non! Pourquoi? Parce qu’il est Falaléi! Pourquoi je n’aime pas l’humanité? Mais parce que tout ce qui est au monde est Falaléi ou lui ressemble! Je ne veux pas de Falaléi! Je hais Falaléi! Je crache sur Falaléi! J’écraserai Falaléi! et, s’il eût fallu choisir, j’eusse préféré Asmodée à Falaléi. Viens, viens ici, mon éternel bourreau; viens ici! cria-t-il tout à coup à l’infortuné Falaléi qui se tenait innocemment derrière la foule groupée autour de Foma Fomitch et, tirant par la main le pauvre garçon à moitié fou de peur, il continua: – Viens ici!… Colonel! je vous prouverai la véracité de mes dires, la réalité de ces continuelles railleries dont je me plaignais! Dis-moi, Falaléi (et dis la vérité!), de quoi as-tu rêvé cette nuit? Vous allez voir, colonel, les fruits de votre politique! Voyons, parle, Falaléi!
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