– Que dites-vous? criai-je en sautant à bas de mon lit, est-il possible que ce soit avec Obnoskine?
– Diable d’homme! fit le gros père en trépignant sur place, je m’adresse à lui comme à un homme instruit; je lui fait part d’une nouvelle et il se permet d’avoir des doutes! Allons, mon cher, assez bavardé; nous perdons un temps précieux; si tu veux venir avec nous, dépêche-toi d’enfiler ta culotte!
Et il sortit, indigné. Tout à fait surpris, je m’habillais au plus vite, et descendis en courant. Croyant que j’allais trouver mon oncle en cette maison où tout semblait dormir dans l’ignorance des événements, je gravis l’escalier avec précaution et, sur le palier, je rencontrai Nastenka vêtue à la hâte d’une matinée; sa chevelure était en désordre, et il était évident qu’elle venait de quitter le lit pour guetter quelqu’un.
– Dites-moi, est-ce vrai que Tatiana Ivanovna est partie avec Obnoskine? demanda-t-elle avec précipitation. Sa voix était entrecoupée; elle était très pâle et paraissait effrayée.
– On le dit. Je cherche mon oncle. Nous allons nous mettre à sa poursuite.
– Oh! ramenez-la! ramenez-la bien vite! Si vous ne la rattrapez pas, elle est perdue!
– Mais où donc est mon oncle?
– Il doit être là-bas, près des écuries où l’on attelle les chevaux à la calèche. Je l’attendais ici. Écoutez: dites-lui de ma part que je tiens absolument à partir aujourd’hui; j’y suis résolue. Mon père m’emmènera. S’il est possible, je pars à l’instant. Maintenant, tout est perdu; tout est mort!
Ce disant, elle me regardait, éperdue, et, tout à coup, elle fondit en larmes. Je crus qu’elle allait avoir une attaque de nerfs.
– Calmez-vous! suppliai-je. Tout ira pour le mieux. Vous verrez… Mais qu’avez-vous donc, Nastassia Evgrafovna?
– Je… je ne sais… ce que j’ai…, dit-elle en me pressant inconsciemment les mains. Dites-lui…
Mais il se fit un bruit derrière la porte; elle abandonna mes mains et, tout apeurée, elle s’enfuit par l’escalier sans terminer sa phrase.
Je retrouvai toute la bande: mon oncle, Bakhtchéiev et Mizintchikov, dans la cour des communs, près des écuries. On avait attelé des chevaux frais à la calèche de Bakhtchéiev, et tout était prêt pour le départ; on n’attendait plus que moi.
– Le voilà! cria mon oncle en m’apercevant. Eh bien! mon ami, t’a-t-on dit?… ajouta-t-il avec une singulière expression sur le visage. Il y avait dans sa voix, dans son regard et dans tous ses mouvements de l’effroi, du trouble, et aussi une lueur d’espoir. Il comprenait qu’un revirement important se produisait dans sa destinée.
Je pus enfin obtenir quelques détails. À la suite d’une très mauvaise nuit, M. Bakhtchéiev était sorti de chez lui dès l’aurore pour se rendre à la première messe du couvent situé à cinq verstes environ de sa propriété. Comme il quittait la grande route pour prendre le chemin de traverse conduisant au monastère, il vit soudain filer au triple galop un tarantass contenant Tatiana et Obnoskine. Tout effrayée, les yeux rougis de larmes, Tatiana Ivanovna aurait poussé un cri et tendu les bras vers Bakhtchéiev, comme pour le supplier de prendre sa défense. C’était du moins ce qu’il prétendait.
– Et lui, le lâche, avec sa barbiche, ajoutait-il, il ne bougeait pas plus qu’un cadavre: il se cachait; mais compte là-dessus, mon bonhomme; tu ne nous échapperas pas!
Sans plus de réflexions, Stéphane Alexiévitch avait repris la grande route et gagné à toute vitesse Stépantchikovo, où il avait aussitôt fait éveiller mon oncle, Mizintchikov et moi. On s’était décidé pour la poursuite.
– Obnoskine! Obnoskine! disait mon oncle, les yeux fixés sur moi comme s’il eût voulu en même temps me faire entendre autre chose. Qui l’eût cru?
– On peut s’attendre à toutes les infamies de la part de ce misérable! cria Mizintchikov avec indignation, mais en détournant la tête pour éviter mon regard.
– Eh bien! partons-nous? Allons-nous rester là jusqu’à ce soir, à raconter des sornettes? interrompit M. Bakhtchéiev en montant dans la calèche.
– En route! en route! reprit mon oncle.
– Tout va pour le mieux, mon oncle! lui glissai-je tout bas. Voyez donc comme cela s’arrange!
– Assez là-dessus, mon ami; ce serait péché de se réjouir… Ah! vois-tu, c’est maintenant qu’ils vont la chasser purement et simplement, pour la punir de leur déconvenue! Je ne prévois que d’affreux malheurs!
– Allons, Yégor Ilitch, quand vous aurez fini de chuchoter, nous partirons! cria encore M. Bakhtchéiev. À moins que vous ne préfériez faire dételer et nous offrir une collation! Qu’en pensez-vous? Un petit verre d’eau de vie?
Cela fut dit d’un ton tellement furibond qu’il était impossible de ne point déférer sur le champ au désir de M. Bakhtchéiev. Nous montâmes séance tenante dans la calèche, et les chevaux partirent au galop.
Pendant quelque temps, tout le monde garda le silence. L’oncle me regardait d’un air entendu, mais ne voulait point parler devant les autres. Parfois, il s’absorbait dans ses réflexions, puis il tressaillait comme un homme qui s’éveille et regardait autour de lui avec agitation. Mizintchikov semblait calme et fumait son cigare dans l’extrême dignité de l’honneur injustement offensé.
Mais Bakhtchéiev s’emportait pour tout le monde. Il grognait sourdement, couvait les hommes et les choses d’un œil franchement indigné, rougissait, soufflait, crachait sans cesse de côté et ne pouvait prendre sur lui de se tenir tranquille.
– Êtes-vous bien sûr, Stépane Alexiévitch, qu’ils soient partis pour Michino? s’enquit soudain mon oncle. Et, se tournant vers moi, il ajouta: – C’est à une vingtaine de verstes d’ici, mon ami, un petit village d’une trentaine d’âmes qu’un employé en retraite du chef-lieu vient d’acheter à l’ancien propriétaire. C’est un chicanier comme on en voit peu. Du moins, on lui a fait cette réputation, peut-être injustement. Stépane Alexiévitch assure que telle est précisément la direction prise par Obnoskine, et l’employé retraité serait son complice.
– Parbleu! cria Bakhtchéiev, tout ragaillardi. Je vous dis que c’est à Michino! Seulement, il est bien possible qu’il n’y soit plus, votre Obnoskine. Nous avons perdu trois heures à bavarder!
– Ne vous inquiétez pas, interrompit Mizintchikov. Nous le retrouverons.
– Oui, c’est ça; nous le retrouverons; mais bien sûr! En attendant, il tient sa proie et il peut courir!
– Calme-toi, Stépane Alexiévitch, calme-toi; nous les rattraperons, dit mon oncle. Ils n’ont pas eu le temps de rien organiser. Tu verras.
– Pas le temps de rien organiser! répéta Bakhtchéiev d’une voix furieuse. Oui, elle n’aura eu le temps de rien organiser, avec son apparence si douce! «Elle est si douce! dit-on, si douce!» – fit-il d’une voix fluttée qui voulait évidemment contrefaire quelqu’un. – «Elle a eu des malheurs!» Mais elle nous a tourné les talons, la pauvre malheureuse. Allez donc courir après elle sur les grandes routes, dès l’aube, en tirant la langue! On n’a pas seulement eu le temps de dire convenablement ses prières à l’occasion de la belle fête! Fi donc!
– Cependant, remarquai-je, ce n’est pas une enfant, elle n’est plus en tutelle. On ne peut la faire revenir si elle ne le veut pas. Alors, comment ferons-nous?
– Tu as raison, dit mon oncle, mais elle consentira, je te l’assure. Elle se laisse faire en ce moment… mais, aussitôt qu’elle nous aura vus, elle reviendra, je t’en réponds. Mon ami, c’est notre devoir de ne pas l’abandonner, de ne pas la sacrifier.
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