En se relevant il s’aperçut que la voiture stationnait dans une cour.
Du premier coup d’œil il se rendit compte qu’ils étaient dans la cour de la maison où habitait Olsoufi Ivanovitch. En proie à une angoisse intraduisible, il esquissa un mouvement pour suivre l’imposteur, mais s’arrêta à temps, heureusement. Il paya le cocher, sortit dans la rue et se mit à courir à toutes jambes, droit devant lui. La neige tombait toujours en flocons épais. Il faisait sombre, humide, brumeux. M. Goliadkine volait, heurtant les passants, renversant les moujiks, les femmes, les enfants, subissant lui aussi des chocs… Autour de lui, derrière lui, s’élevaient des clameurs, des cris d’effroi, des piaillements… Mais M. Goliadkine ne voulait rien voir, ne voulait rien comprendre… Il reprit ses esprits à l’approche du pont Semionovsky, après avoir heurté et renversé maladroitement deux marchandes avec tout leur étalage et par la même occasion, après être tombé lui-même. «Ce n’est rien, se dit M. Goliadkine, tout peut s’arranger pour le mieux.» Il plongea sa main dans la poche, cherchant un rouble pour dédommager les deux marchandes de la perte des pains d’épice, des pommes, des noix et autres marchandises qu’il avait renversées. Mais soudain, un jour nouveau se fit dans son cerveau. Sa main toucha l’enveloppe que lui avait remise, ce matin même, le greffier.
M. Goliadkine se souvint aussitôt qu’il y avait, non loin de là, une gargote qu’il connaissait bien. Il y courut. Il entra dans la gargote et, sans perdre une seconde, s’installa à une table qu’éclairait une bougie poisseuse.
Insensible à ce qui se passait autour de lui, sans même prêter l’oreille au garçon qui venait prendre la commande, il fit sauter le cachet et se mit à lire cette lettre qui le plongea dans la plus profonde stupéfaction:
«Être noble, pour toujours cher à mon cœur,
» Ô toi qui souffres pour moi!
» Je souffre, je me meurs, sauve-moi! Un intrigant, un calomniateur, un homme, bien connu pour sa vanité, sa futilité, m’a entourée de ses filets. Il m’a prise au piège et j’ai succombé. Je suis perdue. Mais il m’est odieux, tandis que toi… On nous a séparés… on a intercepté les lettres que je t’écrivais. Tout cela est l’œuvre de cet infâme individu qui a su mettre à profit son unique qualité – sa ressemblance avec toi.
» Je sais, en tout cas, qu’un homme, sans être beau, peut charmer par son esprit, par la générosité de ses sentiments et par la distinction de ses manières…
» Je succombe… on me marie de force… Et c’est mon père, oui, le conseiller d’État Olsoufi Ivanovitch qui mène toute l’affaire. Est-ce le désir de profiter de ma situation dans le monde, de mes relations…?
» Mais ma décision est prise, je protesterai, de toutes mes forces et par tous les moyens. Attends-moi ce soir, à partir de neuf heures, dans la cour, juste au-dessous des fenêtres de notre appartement. On donne encore un bal chez nous. Un beau lieutenant doit venir. Je m’éclipserai, te rejoindrai et nous nous envolerons. Il existe dans notre pays suffisamment d’emplois pour servir utilement la patrie. Et par-dessus tout, souviens-toi mon ami, que l’innocence tire sa force d’elle-même. Au revoir, attends-moi ce soir dans la cour avec une voiture. Je viendrai chercher la protection de tes bras à deux heures précises.
» Tienne jusqu’au tombeau,
» Clara OLSOUFIEVNA.»
Après avoir lu cette lettre notre héros resta un long moment dans l’hébétude. Ému, angoissé, pâle comme un linge, il arpentait la pièce, tenant la lettre dans sa main.
Pour comble de malheur, il ne se rendait pas compte qu’il était l’objet de l’attention générale. Ses vêtements en désordre, son émotion mal contenue, sa marche ou plutôt sa course à travers la salle, les gestes de ses mains, les quelques paroles étranges qui lui échappaient inconsciemment, tout cela n’était guère fait pour disposer les clients en sa faveur. Même le garçon le considérait avec une certaine méfiance. Quand il reprit ses esprits, M. Goliadkine s’aperçut qu’il se trouvait au centre de la salle; d’une façon indécente et, pour le moins déplacée, il dévisageait un petit vieillard d’aspect assez respectable. Ce dernier venait de terminer son dîner; il s’était incliné devant l’icône, et maintenant, assis sur sa chaise il ne quittait pas des yeux M. Goliadkine. Déconcerté, notre héros parcourut la salle du regard. Il vit alors que tous les yeux étaient braqués sur lui, des yeux pleins d’animosité. Tout à coup un militaire en retraite, portant un uniforme à col rouge, se mit à réclamer bruyamment Le Messager de la Police .
M. Goliadkine tressaillit; son visage s’empourpra. Machinalement il baissa les yeux et se rendit compte de l’indécence de sa tenue. Un homme convenable n’aurait osé arborer une pareille mise chez lui, et à plus forte raison, dans un endroit public. Ses bottes, ses pantalons et tout le côté gauche de sa redingote étaient maculés de boue. Le soupied droit de son pantalon avait été arraché. La redingote était déchirée en plusieurs endroits. En proie à une lancinante anxiété, il revint s’asseoir à la table où il avait lu la lettre; il vit aussitôt s’avancer vers lui le garçon. L’homme avait sur le visage une expression insolente et dure. Confus, désemparé, notre héros fixa ses yeux sur la table. Il y avait des assiettes sales, une serviette poisseuse, un couteau, une fourchette, une cuiller…
«Qui est-ce qui a mangé à cette table? se demanda notre héros. Moi? Est-ce possible? Ah! tout est possible. J’ai dîné sans m’en apercevoir. Et maintenant, que dois-je faire?» Il leva les yeux. Le garçon était devant lui prêt à parler.
– Combien dois-je, mon brave? demanda notre héros.
Il entendit autour de lui de bruyants éclats de rire. Le garçon lui-même se permit de sourire. M. Goliadkine comprit aussitôt qu’il venait de commettre une bévue, une gaffe effroyable. Troublé au plus haut point, il plongea sa main dans sa poche, cherchant un mouchoir. Il avait besoin de faire quelque chose, un geste quelconque pour se donner une contenance. Mais, à sa grande stupéfaction, comme à celle des spectateurs, au lieu du mouchoir, sa main retira de la poche un flacon contenant le médicament que lui avait recommandé quelques jours auparavant Christian Ivanovitch. Une pensée traversa son esprit: «Les médicaments dans la même pharmacie.» Il tressaillit, réprimant à grand-peine un cri d’effroi. Son esprit s’éclairait soudain. Le liquide contenu dans le flacon était d’une couleur sinistre, rouge sombre; il se reflétait lugubrement devant les yeux de notre héros. Tout à coup le flacon échappa de ses mains et se brisa.
M. Goliadkine poussa un cri et fit un bond en arrière. Il tremblait de tous ses membres; la sueur perlait sur son front et ses tempes: «Ma vie doit être en danger», se dit-il. Dans la chambre régnait un tumulte, un vacarme extraordinaire. On entourait M. Goliadkine. On lui parlait, on le saisissait par le bras, par les épaules. Lui restait immobile et muet, ne voyant rien, n’entendant rien insensible à tout… Enfin, il s’arracha de sa place et se rua hors de la gargote. On voulut le retenir. Il bouscula tout sur son passage; inconscient, à bout de forces il se jeta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. Dans le vestibule il rencontra Mikheiev, le gardien de son administration, qui lui apportait une lettre de service «Je suis au courant, mon brave, je sais tout; c’est un avis officiel», murmura notre héros abattu, d’une voix terne et lamentable. Il prit l’enveloppe et donna dix kopecks à Mikheiev. L’enveloppe contenait effectivement une note de service. Elle portait la signature d’André Philippovitch et notifiait à M. Goliadkine d’avoir à remettre à Ivan Semionovitch tous les dossiers qui se trouvaient en sa possession.
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