En rentrant dans son appartement M. Goliadkine tomba sur Petrouchka occupé à entasser toutes ses hardes chiffes et guenilles. Aucun doute n’était possible. Petrouchka quittait son maître et s’apprêtait à déménager.
Caroline Ivanovna venait de le séduire, il partait remplacer Eustache.
Petrouchka entra en se dandinant; il avait une attitude nonchalante et bizarre et une expression triviale grossièrement triomphante sur le visage.
De toute évidence, il avait déjà tiré son plan. Il se comportait en être libre, absolument étranger au lieu où il se trouvait; ou plutôt, en domestique de quelqu’un mais pas de M. Goliadkine, à coup sûr.
– Eh bien, me voilà, mon cher, fit notre héros tout essoufflé. Quelle heure est-il, mon ami?
Sans répondre, Petrouchka s’en alla derrière la cloison; il revint paisiblement et annonça sur un ton dégagé:
– Il n’est pas loin de sept heures et demie.
– Ah! bon, très bien, mon brave. Alors, mon ami, permets-moi de te dire… enfin… je crois que tout est fini entre nous maintenant.
Petrouchka ne souffla mot.
– Eh bien, maintenant que tout est fini entre nous, dis-moi franchement, en ami, où as-tu été, mon brave?
– Où j’ai été? chez de braves gens.
– Je sais, mon ami, je sais. J’ai toujours été satisfait de tes services, mon cher, et je te donnerai un bon certificat… Alors, tu vas travailler chez eux, dorénavant?
– Ma foi, Monsieur. Vous savez bien vous-même: Un honnête homme ne fait jamais de mal. C’est bien connu.
– Oui, je sais, mon brave, je sais, Les hommes honnêtes sont rares, de nos jours. Il faut les apprécier, mon ami. Comment ça va chez eux?
– Comme toujours… Quant à moi, Monsieur, je ne peux plus rester à votre service. Vous le savez bien, d’ailleurs vous-même.
– Je sais, mon cher, je sais. Je connais ton zèle et ton ardeur. Je les ai toujours remarqués et appréciés, mon ami. Je t’estime beaucoup, mon ami. J’ai toujours estimé les gens bons et honnêtes, fussent-ils domestiques.
– Ma foi, c’est bien connu. Des gars de notre espèce, vous le savez bien, il n’y a pas mieux. C’est comme ça. Quant à moi, Monsieur, je trouve qu’il est difficile de vivre sans honnêtes gens. C’est certain.
– Très bien, mon brave, très bien; Je suis d’accord… Bon, voilà ton argent et ton certificat… Maintenant, embrassons-nous, mon brave et séparons-nous… Je vais te demander encore un service, un dernier service, mon cher, ajouta M. Goliadkine sur un ton solennel. Vois-tu, mon cher, tout peut arriver dans la vie. Le malheur, mon brave, se rencontre partout, même dans les palais dorés; nul ne peut y échapper; il me semble, mon cher, que j’ai toujours été gentil pour toi, n’est-ce pas?
Petrouchka resta muet.
– J’ai toujours été gentil pour toi, mon cher, répéta M. Goliadkine… Dis-moi, à propos, mon cher, combien me reste-il de linge?
– Tout votre linge est là, au complet: Six chemises de toile, trois paires de chaussettes, quatre plastrons, un gilet de flanelle; il y a aussi deux caleçons. Vous le savez bien d’ailleurs vous-même. Quant à moi, Monsieur, je ne vous prends jamais rien… je veille sur tout ce qui vous appartient. Par rapport à vous, Monsieur, enfin… il est certain… je n’ai rien à me reprocher; Monsieur, rien… Vous le savez bien. Monsieur…
– Je te crois, mon ami, je te crois. Ce n’est pas de cela que je voulais te parler. Vois-tu, mon brave…
– C’est connu, Monsieur, tout le monde le sait, insista Petrouchka. Quand j’étais au service du général Stolbniakov, eh! bien il me donnait congé quand il partait à Saratov… où il avait une propriété…
– Non, mon ami, ce n’est pas de cela que je veux te parler. Je ne te reproche rien… ne te monte pas la tête, mon cher ami…
– C’est bien connu: Des gens de notre condition il est facile de les accuser, vous le savez bien vous-même, Monsieur. Pour ma part, j’ai toujours satisfait mes maîtres, qu’ils aient été ministres, ou généraux, ou sénateurs ou comtes. J’ai servi partout, chez le prince Svintchatkine, chez le colonel Pereborkine et chez le général Niédobarov. Il m’emmenait avec lui, dans sa propriété. Voilà…
– C’est ça, mon ami, c’est très bien, très bien comme ça. Maintenant, c’est à mon tour de partir… À chacun son chemin, mon cher, et nul ne connaît le chemin qui lui est dévolu. Bon, maintenant aide-moi à m’habiller, mon ami… Tu mettras mon uniforme avec le reste… et aussi les pantalons, les draps, les couvertures et les oreillers…
– Dois-je faire un paquet de tout cela?
– Oui, mon ami, c’est cela… le tout dans un paquet; qui sait ce que l’avenir nous réserve? Et maintenant, mon cher, descends me chercher une voiture…
– Une voiture?
– Oui, mon ami, une voiture; loue-la pour un certain temps et veille à ce qu’elle soit spacieuse. Et surtout, mon ami, ne t’imagine pas des choses…
– Et vous partez loin?
– Je ne sais pas, mon ami, vraiment je ne sais pas. Il serait bon aussi d’y mettre un édredon; qu’en penses-tu, mon ami? Je compte sur toi, mon cher…
– Vous voulez partir tout de suite?
– Oui, mon ami, voilà…
– Je vous comprends, Monsieur. Au régiment où j’étais la même aventure est arrivée à un lieutenant. Il a enlevé la fille d’un grand propriétaire…
– Enlevé? Que dis-tu? Mais, mon cher?…
– Ben oui, il l’a enlevée et ils se sont mariés dans une paroisse voisine. Tout avait été préparé à l’avance. On les a poursuivis… mais le prince, oui, le prince défunt, s’est interposé et a tout arrangé.
– Alors, ils se sont mariés… Mais comment se fait-il, mon brave, que tu sois au courant de mes intentions?
– Mais c’est bien connu. Les rumeurs vont vite sur notre terre. Nous savons tout, oui, tout… Évidemment, qui n’a pas de péchés à se reprocher? Mais je dois vous dire, Monsieur, permettez-moi de vous dire tout simplement comme un bon domestique… Puisque les choses en sont là, maintenant, je dois vous dire, Monsieur, que vous avez un ennemi, un concurrent, oui, Monsieur, un concurrent dangereux, Monsieur, voilà…
– Je sais, mon ami, je sais. Tu sais toi-même, mon ami… Bon, en tout cas, je compte sur toi. Bien, qu’allons-nous faire maintenant, mon ami? Que me conseilles-tu?
– Eh bien, Monsieur, puisque vous avez choisi cette solution, il vous faut acheter pas mal de choses, des draps, des oreillers, un autre édredon pour deux personnes, une bonne couverture… tout cela vous le trouverez chez la voisine… là en bas. C’est une petite bourgeoise, Monsieur. Elle possède aussi une bonne fourrure de renard. Vous pouvez la voir et l’acheter tout de suite. Vous n’avez qu’à descendre. Vous en avez absolument besoin, Monsieur. Une belle pelisse couverte de satin et avec de la fourrure de renard…
– Bon, bon, mon ami, je suis d’accord, je m’en remets entièrement à toi, mon ami. D’accord aussi pour la fourrure, mon cher… Mais fais vite, de grâce, vite, vite, je suis prêt à acheter la pelisse, mais fais vite, je t’en prie. Il est déjà près de huit heures. Dépêchons-nous, mon ami. De grâce, mon ami, dépêche-toi…
Petrouchka abandonna le tas de vêtements, couvertures, oreillers et autres hardes qu’il était en train de rassembler et se précipita hors de la chambre.
M. Goliadkine sortit à nouveau sa lettre, mais il ne pouvait pas lire.
Il saisit entre ses mains sa pauvre tête et s’adossa au mur, hébété. Il ne pouvait ni penser ni faire le moindre geste. Il ne savait pas lui-même ce qui se passait en lui. Enfin, constatant que les minutes s’écoulaient et Petrouchka et la pelisse n’apparaissaient toujours pas, il décida de descendre. Il ouvrit la porte d’entrée et entend du bruit. On parlait, on discutait, on criait en bas… C’étaient des voisines, des commères.
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