Elles bavardaient, hurlaient, se disputaient. M. Goliadkine savait fort bien à propos de quoi elles se disputaient. Il entendit aussi la voix de Petrouchka, puis le bruit de pas… on montait l’escalier.
«Ah! mon Dieu, mon Dieu. Ils vont faire monter ici le monde entier», gémit notre héros en se tordant les mains de désespoir. Il revint précipitamment dans sa chambre et se jeta sur le divan, la tête enfouie dans l’oreiller.
Il ne savait plus ce qu’il faisait. Il resta ainsi une bonne minute, puis, sans attendre Petrouchka, il se releva d’un bond, enfila ses galoches, mit son manteau et son chapeau, prit son portefeuille et s’élança dans l’escalier. «Je n’ai besoin de rien, mon cher, je ferai tout moi-même. Je n’ai pas besoin de toi, pour le moment. Tout peut encore s’arranger pour le mieux…» murmura-t-il à Petrouchka, en le croisant dans l’escalier. Il déboucha dans la cour, se précipita dans la rue. Son cœur s’arrêtait… Il hésitait encore… Que faire? Que décider? Quel parti prendre en un moment aussi décisif?» Mais que dois-je faire, ô mon Dieu? Comme si on n’avait pas pu se passer de tout cela», s’écria-t-il enfin au comble du désespoir.
Il trottinait toujours, allant droit devant lui. «Oui, avais-je besoin de tout cela. Sans cette histoire, oui, sans toute cette histoire, tout aurait pu s’arranger. Tout se serait arrangé d’un seul coup, d’un coup énergiquement et adroitement frappé. Je donne ma main à couper que tout se serait arrangé et je sais même fort bien de quelle façon. Je vais vous le dire. J’aurais pris à part cet homme, et lui aurais dit: «Avec votre permission, Monsieur, je vous déclare… qu’en général, oui, en général… on n’agit pas ainsi. Parfaitement, Monsieur, parfaitement… on n’agit pas de la sorte; l’usurpation ne paie pas chez nous. Vous êtes un imposteur, Monsieur, vous êtes un homme vain et inutile à la patrie. Le comprenez-vous, Monsieur? Oui, le comprenez-vous?» Et j’aurais pu ajouter… Mais non, à quoi bon? Il s’agit bien de cela. Qu’est-ce que je raconte. Ah! imbécile, imbécile que je suis! Suis-je donc mon propre assassin? Mais non… Si, si, tu es un homme débauché. Que faire maintenant? Que vais-je devenir? À quoi suis-je bon? Oui, à quoi es-tu bon, Goliadkine? Indigne Goliadkine! Et maintenant? Il faut louer une voiture. Elle a commandé une voiture; alors il faut que la voiture soit là. S’il n’y a pas de voiture, nous allons tremper nos petits pieds… Qui aurait pu penser? Ah! Mademoiselle, Mademoiselle, vous en faites de belles. Jeune fille de bonne conduite. Jeune fille irréprochable! Vous vous distinguez, Mademoiselle, rien à dire… Tout cela est la conséquence d’une éducation immorale. Oui, depuis que j’ai vu ce qui se passe, j’ai tout compris.
«C’est bien la conséquence directe de l’éducation immorale. Il aurait fallu la tenir en main dès l’enfance… et un bon martinet de temps à autre… Au lieu de tout cela on la bourre de bonbons et d’autres douceurs. Et ce vieillard qui est toujours en train de se lamenter sur elle!…
» Ah! chérie, toi si gentille, si belle… je te marierai à un comte…»
«Et voici que la demoiselle sort de l’ombre et abat ses cartes. Voilà mon jeu, Messieurs, admirez. Au lieu de la garder à la maison, ils l’ont placée dans une pension, chez une dame française, une émigrée, une quelconque M meFalbala… Rien d’étonnant qu’elle ait mal tourné! Saluez bien bas! Et le résultat? Voyez vous-même: «Attendez-moi dans une voiture, à telle heure, sous mes fenêtres, et je compte sur vous pour chanter une romance sentimentale espagnole. Je vous attends. Je sais que vous m’aimez. Nous partirons ensemble. Nous vivrons dans une cabane…»
«Mais c’est impossible. Mais oui, Madame, c’est absolument impossible, c’est prohibé par les lois. On n’a pas le droit d’enlever de la maison paternelle une jeune fille chaste et pure, sans le consentement des parents. Et à quoi bon, d’ailleurs? À quoi bon? Il n’y avait qu’à se marier avec l’homme que le sort vous destinait et tout était dit. Moi, je suis un fonctionnaire. «Je risque de perdre ma place à cause de tout cela. Mais oui, Mademoiselle, je risque d’être traîné devant les tribunaux à cause de vous. Sachez-le, Mademoiselle… C’est l’Allemande qui intrigue. Tout le mal vient de cette sorcière; c’est elle qui met le feu aux poudres. On calomnie un homme, on colporte sur lui des ragots de vieille commère, sur le conseil d’André Philippovitch, et le tour est joué. Si l’Allemande n’était pas derrière tout cela, Petrouchka se serait-il mêlé de cette affaire? Que vient-il faire là-dedans? En quoi cela le concerne-t-il, cette canaille? Non, Mademoiselle, je ne peux rien pour vous, décidément, je ne peux rien… Pour cette fois excusez-moi, Mademoiselle, je vous en prie. Au fond, tout le mal vient de vous, Mademoiselle, et non de l’Allemande. Le mal vient de vous, en droite ligne. La sorcière est une brave femme, la sorcière n’est pas coupable, Mademoiselle! Voilà! Vous m’avez mis dans de beaux draps, Mademoiselle. Un homme est à deux doigts de sa perte, il glisse vers le néant, il ne parvient pas à se retenir… et vous, vous venez lui parler de mariage. Comment tout cela finira-t-il? Comment tout cela s’arrangera-t-il? Je donnerais tout pour le savoir.»
Désespéré, divaguant, M. Goliadkine revint subitement à la réalité. Il s’aperçut alors qu’il était dans la rue Liteinaia. Le temps était affreux: pluie, neige, dégel. Point par point, tout était semblable à la nuit inoubliable où, sur le coup de minuit, commencèrent tous les malheurs de notre héros. «Parlez-moi de voyage, fulminait M. Goliadkine. C’est la fin du monde… Ah! mon Dieu. Et où trouverais-je une voiture? Tiens, là au coin, il y en a une, ce me semble; allons l’examiner de près. Ah! mon Dieu, mon Dieu!»
M. Goliadkine dirigea ses pas vacillants vers le coin de la rue, où il avait cru apercevoir une voiture. «Non, voilà ce que je dois faire! J’irai là-bas, je me prosternerai à ses pieds, je dirai: «Voilà ma situation, je remets mon sort entre vos mains, entre les mains de mes supérieurs. Je vous supplie, Excellence, défendez-moi, protégez-moi. Voici de quoi il s’agit… C’est un acte prohibé par la loi. Ne m’abandonnez pas, ne m’accablez pas. Je viens à vous comme à un père… Sauvez la dignité, l’honneur et le nom d’un malheureux… Sauvez-moi de cet homme cruel et dépravé… Lui, et moi, nous sommes deux personnes distinctes, Excellence. Il vit à sa guise, moi de mon côté, je mène une petite vie tranquille, Excellence, sans faire de mal, je vous rassure, vraiment sans faire de mal à personne. Voilà, je ne lui ressemble pas, je ne peux lui ressembler! Je vous prie, Excellence, soyez bon, changez-moi de service et il en sera fini de cette méprise, de cette impudente et perfide usurpation… dont il ne faut pas faire un exemple pour les autres, Excellence. Je vous considère comme un père, Excellence. Des supérieurs indulgents et consciencieux savent encourager de pareilles initiatives.» Il y a même dans mon geste quelque chose de chevaleresque. Je m’adresse à lui comme à un père, je remets mon sort entre ses mains, je promets de ne pas protester contre sa décision, je m’incline à l’avance et m’efface… Voilà.»
– Dis-moi, mon cher, es-tu cocher?
– Oui.
– Es-tu libre pour la soirée?
– Faudra-t-il aller loin?
– Je te prends pour la soirée, pour toute la soirée. Peu importe la destination, mon cher, peu importe.
– Pensez-vous sortir de la ville?
– Oui, mon ami, c’est possible, je ne sais pas encore moi-même, mon ami. Je ne puis te le certifier, mon cher. Vois-tu mon brave, il est possible que tout s’arrange pour le mieux. C’est préférable mon ami…
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