Fedor Dostoïevski - Le Double

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Ce court roman fut publié un mois après Les Pauvres Gens. Il reçut un accueil mitigé dans le public, maints lecteurs se plaignaient de ses longueurs, quelques critiques dénoncèrent une trop nette imitation de Gogol. Cependant Biélinski insistait sur la portée sociale de ce roman et il lui consacra un article dans lequel il caractérisait Goliadkine comme «un de ces hommes prêts à s'offenser, maniaques de leur ambition, que l'on trouve souvent dans les classes moyennes et basses. Il lui semble toujours qu'on le vise par certaines paroles, certains regards, certains gestes, qu'on le circonvient et qu'on trame contre lui des intrigues et des sapes souterraines». Le critique dit même qu'il trouvait dans Le Double «encore plus de talent créateur et de profondeur de pensée que dans Les Pauvres Gens.» Dostoïevski avait l'intention de remanier de fond en comble cette nouvelle, mais n'en a pas eu le temps. Goliadkine devait y devenir un fouriériste faisant partie du cercle de Pétrachevski. Il aurait eu l'ambition de se mettre à la tête d'une révolte et son double aurait été l'espion qui trahirait les révolutionnaires. On peut regretter que ce projet ne se soit pas réalisé. Dostoïevski écrit lui-même, en 1877, dans son Journal d'un Écrivain: «Cette nouvelle ne m'a pas du tout réussi, mais son idée avait été assez claire, et je n'ai jamais introduit une idée plus grave dans la littérature. Cependant la forme de cette nouvelle a très mal réussi.»

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«Il s’est servi de notre ressemblance, le scélérat, se dit M. Goliadkine tout rouge, brûlant de honte; il ne s’est pas gêné de le faire en public. S’en est-on rendu compte? Le voit-on? Il semble que personne n’ait remarqué cette substitution…» M. Goliadkine jeta sa pièce d’argent sur le comptoir comme si elle lui eût brûlé les doigts, puis, sans même remarquer le sourire insolent du vendeur, sourire qui témoignait de son triomphe et d’une paisible domination, il se faufila à travers la foule et sortit.

«Il est encore heureux qu’il ne m’ait pas définitivement compromis, se dit-il. Oui, je dois rendre grâce à ce bandit et au destin que tout ce soit bien arrangé, en fin de compte. Il y a bien ce vendeur qui s’est montré grossier. Mais il faut dire qu’il était dans son droit. Il lui revenait légitimement un rouble et dix kopecks. C’est normal… On ne donne rien sans argent, chez nous. Il aurait pu néanmoins être plus aimable, ce sacripant!…»

M. Goliadkine se tenait ces propos en descendant l’escalier. Parvenu sur la dernière marche du perron, il s’arrêta brusquement, comme pétrifié. Le sang lui monta au visage, et des larmes apparurent dans ses yeux. Il était au comble du désespoir et de l’humiliation. Il resta ainsi, figé, durant une bonne demi-minute, puis frappa du pied avec énergie, sauta d’un bond sur le trottoir et se mit à courir comme un fou, sans se retourner. Hors d’haleine mais sourd à la fatigue il courait vers sa maison, vers la rue des Six Boutiques. À peine arrivé, sans même prendre la peine d’enlever son pardessus, ce qui était contraire à ses habitudes douillettes, et de bourrer sa pipe, il s’assit aussitôt sur le divan, prit un encrier et une plume, sortit une feuille de papier et se mit à écrire d’une main tremblante d’émotion.

Voici son épître:

«Honorable Iakov Petrovitch,

» Jamais je n’aurais pris la plume, si les circonstances actuelles, et votre propre comportement, Monsieur, ne m’y avaient obligé. Croyez-moi, c’est uniquement contraint par la nécessité que j’entre en de pareilles explications avec vous. C’est pourquoi je vous prie tout d’abord de considérer cet acte, non comme une réponse, longtemps méditée, à vos affronts, mais comme la conséquence inéluctable des circonstances où notre sort commun est en jeu.»

«Cela me paraît fort bien; c’est décent, poli, sans toutefois manquer de force et de fermeté… Il n’y a là rien d’offensant, me semble-t-il. De plus, je suis dans mon droit», se dit M. Goliadkine en relisant sa missive.

«Votre apparition subite et étrange, par une nuit de tempête au cours de laquelle je venais d’être la victime d’une agression brutale et indigne de la part de mes ennemis, dont je tairai les noms par mépris, a été l’embryon de tous les malentendus qui existent entre nous à l’heure actuelle.

» Votre obstination, Monsieur, à n’en faire qu’à votre tête et à vous introduire par la force dans ma vie, tant privée que publique, dépasse les limites prescrites par la plus élémentaire correction et par les usages les plus stricts de la vie en société. J’estime inutile de vous rappeler ici le rapt des documents, que vous avez commis, Monsieur, et l’imposture aux dépens de mon nom respectable, aux seules fins d’obtenir la faveur de nos chefs, faveur que vous ne méritez aucunement. Inutile d’insister, également, sur la manière offensante préméditée dont vous avez éludé mes explications, que votre attitude rendait indispensables.

» Enfin je ne veux pas mentionner votre étrange, pour ne pas dire incompréhensible comportement, à mon égard, au restaurant. Loin de moi le désir de palabrer sur la dépense d’un rouble, sans aucun profit pour moi. Toutefois je ne puis faire taire mon indignation au souvenir de l’évident attentat à mon honneur, dont vous vous êtes rendu coupable, Monsieur, et ceci en présence de quelques personnes qui, encore que je n’aie point l’honneur de les connaître, sont certes des gens d’un milieu très convenable…»

«Ne suis-je pas allé trop loin? se dit M. Goliadkine en relisant. N’ai-je pas exagéré? Ainsi, cette allusion au milieu convenable ne sonne-t-elle pas d’une façon trop offensante? Bah! tant pis! Il s’agit de montrer de la fermeté. Toutefois, pour adoucir, je pourrais lui glisser à la fin quelqu’amabilité, quelque flatterie. Voyons un peu cela…»

«Monsieur, je ne me serais pas permis de vous importuner par ma lettre, n’eût été ma profonde conviction que la noblesse de vos sentiments et la droiture de votre caractère sauront vous dicter les mesures à prendre pour remédier à vos manquements et remettre les choses en ordre, comme par le passé.

» Le cœur rempli d’espoir, je me permets de croire que vous ne verrez dans ma lettre rien qui puisse vous offenser et que vous ne refuserez pas une explication complète par une lettre que vous pouvez remettre à mon valet.

«Dans l’attente de votre réponse, j’ai l’honneur, Monsieur, d’être votre très dévoué serviteur.

I. GOLIADKINE.»

«Bon, tout cela est fort bien. L’affaire est réglée. Nous en sommes arrivés au stade de la correspondance. À qui la faute? À lui, évidemment! C’est lui qui m’a acculé à la nécessité d’exiger des explications par écrit. Moi, je suis dans mon droit…» M. Goliadkine relut une dernière fois sa lettre, la plia, la cacheta, puis appela Petrouchka. Le valet entra, les yeux comme d’habitude, bouffis de sommeil. Il paraissait fortement contrarié.

– Tu vas prendre cette lettre, mon ami… me comprends-tu?

Petrouchka resta muet.

– Tu vas prendre cette lettre et la porter à mon département; là, tu demanderas l’huissier de service; aujourd’hui, c’est Vahrameïev qui est de jour. Comprends-tu?

– Oui, je comprends.

– Je comprends. Tu ne peux pas dire: je comprends, M’sieur? Bon. Tu demanderas donc l’employé Vahrameïev. Tu lui diras: Voici ce qui se passe: mon maître vous fait transmettre ses salutations et vous prie humblement de rechercher dans le livre d’adresses de notre administration, l’endroit où habite le conseiller titulaire Goliadkine.

Petrouchka restait toujours muet. M. Goliadkine crut voir un sourire errer sur ses lèvres.

– Bien, tu lui demanderas donc l’adresse de ce nouveau fonctionnaire qui s’appelle Goliadkine.

– Entendu.

– Tu demanderas donc cette adresse et tu porteras cette lettre à l’adresse indiquée. Comprends-tu?

– Oui, je comprends.

– Et si à l’endroit… enfin, là où tu auras porté cette lettre, le Monsieur à qui tu remettras la lettre… ce Goliadkine enfin… Qu’as-tu à rire, crétin?

– Je ne ris pas. Je n’ai aucune raison de rire. Ça ne me regarde pas. Je n’y suis pour rien. Il n’y a rien de drôle pour moi…

– Bon, eh bien dans ce cas… si ce Monsieur commence à te demander comment va ton maître, enfin, comment il se porte… enfin s’il te pose des questions de ce genre… ne lui réponds rien, mais seulement dis-lui ceci; «Mon maître… va bien… il vous prie de lui donner une réponse par écrit.» Comprends-tu?

– Je comprends.

– Alors c’est entendu. Tu lui dis: «Mon maître… va bien… il se porte bien et s’apprête à se rendre chez des amis. Il attend de vous une réponse par écrit.» Compris?

– Compris.

– Alors, vas-y… Ah! il m’en donne du mal, ce crétin. Il passe son temps à ricaner. De quoi rit-il? Ah! je suis dans un sale pétrin! Je suis vraiment dans un sale pétrin en ce moment! Enfin, tout cela peut encore se terminer d’une manière favorable… Cette fripouille va mettre deux bonnes heures à lambiner en route… il s’arrêtera quelque part… On ne peut pas lui confier une commission. Ah! quel malheur! Quel malheur me tombe sur ma tête!…

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