Pleinement conscient de tous ses malheurs, notre héros décida d’adopter, au moins durant deux heures, une attitude passive, en attendant le retour de Petrouchka. Pendant une bonne heure il déambula à travers la chambre, fuma une pipe puis l’abandonna, essaya de lire, s’allongea ensuite sur le divan, reprit à nouveau sa pipe, enfin recommença sa promenade effrénée à travers la chambre. Il aurait voulu réfléchir, raisonner, mais était absolument incapable de se concentrer. Petit à petit, cette attitude passive le conduisit aux derniers stades de l’agonie. Il se décida à changer sa ligne de conduite. Il se dit: «Petrouchka ne sera pas là avant une heure. Je pourrais remettre ma clef au gardien et profiter de ce temps pour faire une enquête… pour faire mon enquête personnelle.» Sans perdre de temps, désireux de mener rapidement ses recherches, M. Goliadkine mit son chapeau, sortit sur le palier, ferma la porte à double tour, passa chez le gardien et lui remit la clef en l’accompagnant d’un pourboire de dix kopeks. Notons à ce propos que M. Goliadkine était devenu exceptionnellement généreux ces derniers temps, il sortit ensuite dans la rue et se mit en route vers la destination qu’il s’était fixée. Il marcha d’abord jusqu’au pont Ismailovsky, qu’il atteignit en une demi-heure. Parvenu là, il entra sans hésiter dans la cour de la maison qu’il connaissait si bien et leva les yeux sur les fenêtres de l’appartement du conseiller d’État Berendeiev…
À l’exception de trois fenêtres éclairées et voilées par des rideaux rouges, toutes les autres étaient obscures. «Olsoufi Ivanovitch n’a pas d’invités ce soir, se dit notre héros, et toute la famille est restée à la maison.»
M. Goliadkine resta un bon moment dans la cour, indécis. Il était sur le point de prendre une décision, mais au dernier moment il changea d’avis. Sa main esquissa un geste de lassitude. M. Goliadkine quitta les lieux. Dans la cour il se dit: «Non, ce n’est point ici que je dois aller. Qu’ai-je à faire ici? Je ferais mieux de faire ma petite enquête personnelle.» Ayant pris cette résolution, M. Goliadkine se dirigea vers son bureau. Il avait un assez long et pénible trajet à accomplir dans la boue. La neige mouillée tombait à gros flocons. Mais, en cet instant notre héros ignorait tous les obstacles. Il était trempé jusqu’aux os et passablement crotté, mais n’en avait cure. «Le principal est d’atteindre le but fixé», se répétait-il. Effectivement M. Goliadkine approchait de son but. Il apercevait déjà au loin devant lui la masse sombre de l’énorme bâtisse de l’administration publique. «Stop, se dit-il, où vais-je? Que vais-je faire ici? Bon, disons que je connaîtrais son adresse… Pendant ce temps Petrouchka sera déjà rentré à la maison en rapportant sa réponse. Je perds inutilement un temps précieux… J’ai dépensé mon temps en pure perte. Bah! ce n’est rien, je peux encore tout rattraper. Au fait, il serait peut-être bon de passer quand même chez Vahrameïev?… Non, pas la peine… plus tard… Ah! je n’avais aucun besoin de sortir… C’est un trait de mon caractère… Toujours pressé, que ce soit nécessaire ou non… toujours pressé de devancer les événements… Hum!… Quelle heure est-il? Pas loin de neuf heures, sans doute. Et si Petrouchka rentre et ne trouve personne à la maison? J’ai fait vraiment une sottise en sortant… Ah! quelle aventure!»
Après cet aveu sincère au sujet de sa sotte conduite, notre héros se mit à courir vers son domicile où il arriva éreinté. Le gardien lui apprit qu’il n’avait pas encore vu trace de Petrouchka.
«C’est bien cela. Je l’avais bien prévu, pensa notre héros. Et pourtant il est déjà neuf heures. Ah! quelle crapule! Toujours en train de se saouler. Ah! mon Dieu, mon Dieu! Le destin m’a bien servi… quelle journée!»
La tête pleine de ces pensées et de ces récriminations M. Goliadkine monta l’escalier, ouvrit la porte de son appartement, alluma une bougie, se déshabilla, puis, affamé, épuisé, abattu, les membres brisés, il s’allongea sur le divan, attendant le retour de Petrouchka. La bougie projetait sa lueur blafarde et vacillante sur les murs… M. Goliadkine resta longtemps à penser, à regarder autour de lui, puis s’endormit enfin d’un sommeil de plomb.
Il se réveilla très tard. La bougie, presque consumée, fumait; elle en était à son dernier souffle. M. Goliadkine se leva d’un bond, s’ébroua, se secoua et se souvint aussitôt de tout, oui, absolument de tout. Il entendait les ronflements puissants de Petrouchka qui dormait derrière le paravent. M. Goliadkine se précipita vers la fenêtre. Pas une lumière à l’horizon. Il ouvrit un vasistas; tout était silencieux; la ville dormait, semblait morte. Il devait donc être deux heures, peut-être trois… L’horloge derrière la cloison prit son élan et marqua deux coups. M. Goliadkine se précipita dans le réduit du valet.
Tant bien que mal, après de multiples efforts, il parvint à redresser Petrouchka. La bougie s’était éteinte entre temps. M. Goliadkine mit une bonne dizaine de minutes pour en trouver une seconde et l’allumer. Pendant ce temps Petrouchka se rendormit.
«Espèce de crapule, espèce de scélérat, répétait M. Goliadkine, le secouant à nouveau: vas-tu te réveiller, vas-tu te redresser?» Au bout d’une demi-heure d’efforts, M. Goliadkine parvint à le remettre d’aplomb. Il le transporta dans sa chambre. Notre héros s’aperçut alors que Petrouchka était ivre mort et qu’il tenait à grand-peine sur ses jambes.
– Espèce de fainéant, espèce de brigand, hurla M. Goliadkine. Tu me perces le cœur, tu m’assassines! Ah! mon Dieu! Et qu’a-t-il fait de ma lettre, Seigneur? Qu’en a-t-il fait? Et pourquoi l’ai-je écrite? Quel besoin avais-je je l’écrire? Je me suis, une fois encore, emballé! C’est encore mon amour-propre qui a parlé. Je me suis mis dans de beaux draps avec cet amour-propre… Qu’as-tu fait de la lettre, brigand? À qui l’as-tu remise?…
– À personne. Et d’ailleurs je n’avais pas de lettre… Voilà…
De désespoir, M. Goliadkine se tordait les mains.
– Écoute, Pierre, écoute… écoute-moi bien…
– J’écoute…
– Où es-tu allé? Réponds…
– Où je suis allé?… Eh bien, je suis allé chez de braves gens… Il n’y a pas de mal.
– Ah! mon Dieu, mon Dieu! Où es-tu allé d’abord? Es-tu passé par l’administration?… Écoute-moi, Pierre; peut-être es-tu ivre?…
– Moi, ivre? Rien bu-bu-bu… Que je meure si je mens… Voilà!…
– Non, non, cela ne fait rien que tu sois ivre. Je te l’ai demandé comme cela. C’est même plutôt bien. Ça ne fait rien, Petrouchka, rien du tout. Tu as dû oublier momentanément… et ça va te revenir… Alors te souviens-tu être passé chez le fonctionnaire Vahrameïev? Es-tu allé chez lui, oui ou non?
– Non, je n’y ai pas mis les pieds; et le fonctionnaire n’existe pas. Je suis prêt à…
– Non, Pierre, non te dis-je. Écoute, Pierre, je ne t’en veux pas… tu le vois bien… Que s’est-il passé? Il fait froid dehors, il fait humide, alors tu as bu un petit peu… et après? Cela ne fait rien. Je ne suis pas fâché. Moi aussi j’ai bu un peu aujourd’hui, vieux frère. Allons, fais un effort, rappelle-toi, dis-moi tout, vieux frère… Es-tu allé chez le fonctionnaire Vahrameïev?
– Eh bien, puisqu’il en est ainsi… eh bien, je vous en donne ma parole… j’y suis allé, je suis prêt à…
– Bien, très bien, Petrouchka, c’est très bien que tu y sois allé, je ne suis pas en colère, tu le vois bien… Allons, allons, continua notre héros, mettant en confiance son valet, lui adressant des sourires, et lui tapotant sur l’épaule. Allons, avoue-le, tu as siroté un petit peu, coquin, juste un petit peu… tu as siroté pour dix kopeks, pas plus… Sacré fumiste! Bon, ça ne fait rien. Tu vois bien que je ne suis pas fâché. Je ne suis pas fâché, vieux frère, pas du tout fâché…
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