M. Goliadkine comprenait parfaitement, qu’en cet instant, toutes les sympathies allaient à son rival. Il se rendait compte qu’une cabale était montée contre lui. Raison de plus pour affirmer ses droits. Le moment était décisif.
– Eh bien? proféra son homonyme, lui lançant un regard plein d’insolence.
M. Goliadkine respirait à peine.
– Je ne sais, Monsieur, commença M, Goliadkine aîné, comment interpréter votre étrange conduite à mon égard.
– Bon. Continuez, répondit M. Goliadkine jeune en jetant un regard à la ronde et l’accompagnant d’une œillade aux fonctionnaires qui les entouraient, comme pour les prévenir que la comédie allait commencer.
– L’insolence et le sans-gêne de vos procédés à mon égard, vous accusent dans le cas présent plus durement… que mes paroles ne pourraient le faire. Ne fondez pas trop d’espoirs sur vos manœuvres… elles sont maladroites.
– Allons, Iakov Petrovitch, dites-moi plutôt comment vous avez dormi? répondit M. Goliadkine jeune, regardant son interlocuteur droit dans les yeux.
– Ne vous oubliez pas, Monsieur, répondit notre héros, complètement désemparé, se tenant à peine sur ses jambes, j’espère que vous allez changer de ton…
– Ah! mon cher petit… lança M. Goliadkine jeune avec une grimace passablement provocante, puis, subitement, sans que rien ait pu faire prévoir son geste, en guise de caresse, il saisit entre deux doigts la joue droite assez dodue de notre héros. Ce dernier s’embrasa… Muet de rage, rouge comme une écrevisse, M. Goliadkine tremblait de tous ses membres; son adversaire se rendit compte que, poussé dans ses derniers retranchements, notre héros était sur le point de passer à l’agression. Aussi le devança-t-il aussitôt de la manière la plus éhontée. Il lui tapota deux fois la joue droite, le chatouilla à deux reprises, jouant encore quelques secondes avec son rival immobile, éperdu de rage, à la grande satisfaction des jeunes fonctionnaires qui les entouraient. Enfin, comble d’arrogance, il donna une pichenette sur le ventre proéminent de son antagoniste et avec un sourire plein de fiel et de sous-entendus, il lui glissa: «Tu es un petit plaisantin. Nous leur jouerons des tours, Iakov Petrovitch, oui des tours…» Puis, sans attendre que notre héros ait eu le temps de reprendre ses esprits après ce nouvel assaut, M. Goliadkine jeune, après un nouveau sourire pour la galerie, se composa immédiatement une attitude officielle, l’attitude d’un homme très affairé, très occupé. Il baissa les yeux, s’effaça, se recroquevilla et murmura en hâte: «J’ai une commission urgente.» Enfin, il agita ses jambes courtaudes et se faufila dans la pièce voisine.
Notre héros resta pantois. Il n’en croyait pas ses yeux et ne parvenait pas à se remettre de ses émotions…
Il reprit enfin ses esprits. Il se rendit compte aussitôt qu’il était perdu, ridiculisé, déshonoré, couvert de honte. On l’avait bafoué en public et celui qui l’avait bafoué était l’homme que la veille il considérait comme son meilleur, son plus sûr ami. Il était compromis à jamais.
M. Goliadkine se lança à la poursuite de son ennemi. En cet instant il n’avait cure des témoins de l’offense. «Ils sont de mèche, se répétait-il, tous ils marchent la main dans la main. Et chacun ne pense qu’à exciter son voisin contre moi.» Cependant, au bout d’une dizaine de mètres, notre héros se rendit compte que toute poursuite était vaine et revint sur ses pas.
«Tu ne m’échapperas pas, se dit-il, tu tomberas tôt ou tard dans mes rets. Le loup aura à répondre pour les larmes de l’agneau.» Plein de rage froide et d’énergique résolution il parvint à sa chaise et s’assit.
«Tu ne m’échapperas pas», répéta-t-il. Il ne s’agissait plus maintenant pour lui de se tenir passivement sur la défensive. Il fallait passer résolument à l’attaque.
Celui qui aurait vu en cet instant M. Goliadkine, rouge de colère, contenant à grand-peine son émotion, tremper sa plume dans l’encrier et se mettre à écrire rageusement, aurait certainement conclu que l’affaire n’en resterait pas là et que notre héros ne se contenterait jamais d’une banale et bénigne solution. Une ferme résolution se forma dans le fond de son âme. De tout son cœur, il se jura de la mettre à exécution. À vrai dire, il ne savait pas encore très bien quelle ligne de conduite il adopterait, ou plutôt il ne savait même pas du tout ce qu’il devait faire. Mais peu importait… «Non, Monsieur, en notre siècle l’usurpation et l’effronterie ne payent pas. L’usurpation et l’effronterie vous mènent à la potence, Monsieur, et non au bonheur. Seul Grichka Otrepiev est parvenu à ses fins, en usurpant un nom et un titre; il a trompé un peuple aveugle, pas longtemps d’ailleurs.»
En dépit de ces considérations, M. Goliadkine décida d’attendre, pour agir, le moment où les masques tomberaient d’eux-mêmes, dévoilant le vrai caractère des gens et des choses. Il fallait, avant tout, attendre l’heure de la cessation du travail et ne rien entreprendre auparavant. À la sortie du bureau, il y avait certaines mesures à prendre. Ces mesures une fois prises, il savait le plan qu’il lui fallait adopter pour briser l’impudente idole, pour écraser le serpent qui ronge le cadavre, le serpent qui méprise les faibles. En tout cas jamais M. Goliadkine ne permettra qu’on le traite comme une chiffe, comme une loque juste bonne à essuyer des bottes crasseuses, jamais il ne s’y prêtera et particulièrement dans la conjoncture présente. N’eût été ce dernier affront, notre héros se fût résolu, peut-être, à retenir l’élan de son cœur, il eût peut-être gardé le silence, adopté une attitude conciliante, sans s’obstiner à de trop véhémentes protestations. Il se serait contenté de discuter un peu, d’affirmer ses droits irrécusables: il aurait fait d’abord quelques légères concessions, puis quelques autres encore, enfin aurait accepté un compromis total, après que ses adversaires eussent reconnu solennellement qu’il était dans son plein droit.
Après, ma foi, il aurait été prêt à une réconciliation complète; il se serait même attendri quelque peu. Peut-être, sait-on jamais, ça aurait pu être le point de départ d’une nouvelle amitié, amitié solide et chaleureuse, plus large encore que celle de la veille. Cette nouvelle amitié aurait pu effacer complètement les inconvénients résultant de la fâcheuse ressemblance de leurs personnes; elle aurait apporté le bonheur aux deux conseillers titulaires qui auraient pu alors vivre en paix jusqu’à cent ans et… Disons plus, M. Goliadkine commençait à regretter son intervention pour la défense de son droit, qui ne pouvait avoir que des suites fâcheuses.
«Qu’il batte en retraite, qu’il déclare, que tout cela n’était qu’une blague et je suis prêt à lui pardonner, se dit M. Goliadkine, je lui pardonnerai plus volontiers encore s’il le déclare publiquement Mais jamais je ne me laisserai traiter comme une chiffe; je ne l’ai jamais permis à personne, pas même à de plus forts que lui. Raison de plus pour ne pas tolérer pareille offense de la part d’un homme aussi corrompu. Je ne suis pas une loque, Monsieur, non, je ne suis pas une loque.» La conclusion de M. Goliadkine pouvait se résumer en une phrase: «Vous êtes, Monsieur, le seul et véritable coupable de tout cet état de choses.». Il était maintenant décidé à protester, à se défendre, par tous les moyens, jusqu’à la dernière extrémité. C’était dans son tempérament. Il ne pouvait s’incliner devant un affront; il ne pouvait admettre qu’on le piétinât comme on piétine une loque; il ne pouvait admettre cela, surtout de la part d’un homme aussi méprisable. On pouvait admettre à la rigueur qu’un homme fortement désireux, disons plus, absolument résolu à faire tourner en bourrique M. Goliadkine, y fut parvenu sans trop de résistance de la part de l’intéressé, et en tout cas sans grand danger. Ceci M. Goliadkine l’admettait parfois lui-même. Cet homme aurait fait de notre héros une loque, une loque lamentable, crasseuse, mais, une loque qui aurait eu tout de même de l’amour-propre, de l’enthousiasme, des sentiments; un pauvre petit amour-propre, certes, et de pauvres sentiments refoulés dans les replis profonds et crasseux de la misérable loque, mais des sentiments tout de même…
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