Le silence s’éternisait.
– Tout ceci se rapporte à des circonstances particulières… à ma vie privée, André Philippovitch, murmura M. Goliadkine à demi-mort de frayeur, d’une voix à peine perceptible. Ce n’est pas une démarche officielle, André Philippovitch.
– Vous devriez avoir honte, Monsieur, vous devriez avoir honte, répliqua André Philippovitch d’une voix sourde; il paraissait au comble de l’indignation. Il prit la main de Clara Olsoufievna et tourna le dos à M. Goliadkine.
– Je n’ai pas à avoir honte. André Philippovitch. De quoi aurais-je honte? murmura M. Goliadkine. Ses yeux affolés faisaient le tour de l’assistance cherchant dans cette foule pétrifiée un visage connu, un être de son milieu, de sa condition sociale.
– Ce n’est rien, je vous assure, ce n’est rien. Messieurs, continua-t-il toujours à voix basse, ce n’est rien, ça peut arriver à tout le monde…
À tâtons, il chercha à sortir du cercle; on lui fit un passage. Tant bien que mal, notre héros parvint à se faufiler entre deux rangées de spectateurs éberlués, avides de curiosité. Son destin l’entraînait; M. Goliadkine s’en rendait parfaitement compte. Il aurait, certes, donné cher pour se retrouver à nouveau dans le vestibule de l’escalier de service, à sa petite place, sans avoir pour cela à enfreindre les règles de la décence. Mais c’était impossible dorénavant. C’est pourquoi il dirigea ses efforts en vue de trouver un petit coin tranquille, un petit coin où il pût se glisser, se tapir. Il serait resté là, modeste. Paisible, sans déranger personne, sans attirer l’attention de personne; il aurait même obtenu, par une conduite irréprochable, la bienveillance des invités et de leur hôte.
Mais à ce moment même, M. Goliadkine ressentit une sorte de vertige; il se sentit défaillir, prêt à tomber, il était tout près du petit coin convoité – il s’y réfugia. Il s’y installa et prit aussitôt, l’attitude d’un spectateur qui observe impartialement. En même temps ses deux mains agrippèrent les dossiers de deux chaises et en prirent impérieusement possession; ses yeux ragaillardis bravaient ceux des amis de Clara Olsoufievna, groupés autour de lui. Tout près de lui se trouvait un officier, un grand gaillard de belle allure. En face de lui M. Goliadkine se sentit pareil à un moucheron.
– Mon lieutenant, ces deux chaises sont réservées; celle-ci est pour Clara Olsoufievna et celle-là pour la princesse Tchevtchekanov qui dansent en ce moment. Je les garde pour elles, murmura M. Goliadkine d’un ton suppliant. Sans répondre le lieutenant lui lança un regard fulminant et se détourna. Se sentant rebuté de ce côté, notre héros tenta sa chance d’un autre et prit à part un conseiller d’État, un monsieur très important, dont la poitrine s’ornait d’une décoration d’un ordre élevé. Le regard dont fut gratifié en retour notre héros fut si peu encourageant qu’il lui fit l’effet d’un seau d’eau glacée sur la tête. M. Goliadkine se tut.
«Gardons le silence, se dit-il, plus un mot. Il faut qu’ils se rendent bien compte que je suis comme tout le monde, que je suis là, ma foi, invité comme eux-mêmes et que ma situation est, pour le moment, aussi honorable que la leur.»
Ayant pris cette décision, il fixa ses yeux sur les revers de sa redingote; mais un instant après son regard se déplaça sur un monsieur d’apparence parfaitement respectable.
«Ce monsieur porte perruque, se dit-il, et, si on lui enlève cette perruque, il n’y aura plus qu’un crâne nu, oui, un crâne aussi nu, aussi lisse que la paume de ma main.» À peine M. Goliadkine eut-il fait cette importante découverte que sa pensée s’orienta aussitôt sur les émirs arabes. «Il suffit d’enlever le turban qu’ils portent sur la tête, en signe de leur parenté avec leur grand prophète Mahomet, pour qu’aussitôt n’apparaisse plus qu’un crâne lisse, un crâne absolument dénudé.»
Ensuite, en vertu, sans doute, d’une curieuse association d’idées relative aux musulmans, M. Goliadkine vint à penser aux pantoufles turques et constata qu’André Philippovitch portait des chaussures ressemblant plus à des pantoufles qu’à des souliers.
Petit à petit, d ailleurs. M. Goliadkine parut se familiariser avec sa situation. Une idée lui traversa la tête: «Si seulement ce lustre, se dit-il, pouvait se détacher de sa chaîne, en ce moment même, oui, si ce lustre venait à tomber, je me précipiterais immédiatement pour sauver Clara Olsoufievna. Je la sauverais et je lui dirais simplement: «Ne vous inquiétez pas Madame, ce n’est rien. Je suis votre sauveur.» Ensuite M. Goliadkine se mit à chercher Clara Olsoufievna parmi l’assistance, mais au lieu d’elle, il vit Guérassimovitch, le vieux majordome d’Olsoufi Ivanovitch. Le vieux domestique venait droit sur lui; il avait l’air préoccupé. M. Goliadkine eut un frisson. Il éprouva une sensation étrange, imprécise, et cependant, nettement désagréable. Il grimaça et regarda autour de lui, comme un automate. Le désir lui vint de s’éclipser, de sortir, ni vu ni connu, de la salle, discrètement, en rasant les murs: il aurait voulu se volatiliser… Mais il était trop tard. Avant même qu’il ait pris une décision, Guérassimovitch se trouva devant lui.
– Voyez-vous, Guérassimovitch, commença notre héros en souriant, vous devriez… Tenez, regardez cette bougie, là, dans le candélabre; elle est sur le point de tomber. Vous devriez donner l’ordre de la redresser, Guérassimovitch, sinon elle va tomber, elle va immanquablement tomber.
– Quelle bougie? Mais elle est toute droite, la bougie. Quant à vous, il y a quelqu’un qui vous demande, là-bas.
– Qui est-ce qui me demande? Guérassimovitch.
– Je ne sais pas exactement qui. Un domestique qui vient de la part de… Il m’a demandé: «Iakov Petrovitch Goliadkine est-il ici? Veuillez lui dire de venir; il s’agit d’une affaire urgente et très importante…» Voilà.
– Non, Guérassimovitch, vous faites erreur; vous faites certainement erreur.
– J’en doute.
– Non, Guérassimovitch, il n’y a aucun doute, absolument aucun doute. Personne n’est venu me demander. Personne ne peut me demander, d’ailleurs… et ici je suis chez moi, c’est-à-dire je suis à ma place. M. Goliadkine reprit son souffle et regarda autour de lui. Il s’en doutait… Tous les yeux étaient braqués sur lui: toutes les oreilles, tendues dans sa direction. Tous ces gens réunis dans le salon, semblaient suspendus à lui et, avec recueillement paraissaient attendre. L’assistance entière semblait participer à l’événement. Les dames, un peu à l’écart, chuchotaient avec anxiété. Le maître de la maison se tenait loin de M. Goliadkine. Il ne paraissait pas prendre une part active et directe aux tribulations de notre héros. Tout se passait, d’ailleurs, avec beaucoup de tact et de délicatesse. Néanmoins, notre héros sentit clairement que l’instant fatidique était arrivé. Il devait maintenant frapper un grand coup; le moment était venu d’anéantir ses ennemis. M. Goliadkine était profondément troublé. Enfin l’inspiration lui vint. D’une voix chevrotante mais décidée, il s’adressa à Guérassimovitch.
– Non, mon ami, non, personne ne te demande. Tu te trompes. Je dirai plus: Déjà ce matin tu t’es trompé en m’affirmant… oui, en osant m’affirmer (M. Goliadkine haussa la voix) qu’Olsoufi Ivanovitch, mon bienfaiteur, l’homme qui, depuis de longues années, m’a tenu lieu de père, m’avait interdit sa porte en ce jour solennel, en ce jour de bonheur pour son cœur paternel…
M. Goliadkine toisa l’assistance: il paraissait content de lui-même et, en même temps, profondément ému. Des larmes apparurent au bord de ses cils.
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