– Je vous demande pardon. Peut-être me suis-je trompé? proféra notre héros d’une voix chevrotante. Visiblement dépité, sans mot dire, l’inconnu lui tourna le dos et s’éloigna vivement, désireux, semblait-il de rattraper les secondes perdues en compagnie de M. Goliadkine. Quant à notre héros, il tremblait de toutes les fibres de son corps; ses genoux vacillaient: à bout de forces, il s’effondra, en geignant, sur une borne en bordure du trottoir. Il faut dire que son émoi était motivé. Il avait, en effet, l’impression de reconnaître cet inconnu. Disons plus. Il le reconnaissait, oui, il était certain d’avoir reconnu cet homme. Cet homme il l’avait déjà vu plusieurs fois; il l’avait vu dans le passé et même dernièrement. En quelle occasion? N’était-ce pas hier? Mais peu importait, d’ailleurs, qu’il l’eût déjà vu plusieurs fois auparavant. Cet homme en lui-même, n’avait rien qui pût attirer l’attention au premier abord. C’était un homme comme tous les autres, un homme d’aspect convenable, comme tous les hommes convenables; il avait même peut-être de grandes qualités. Un brave homme, en somme, qui ne voulait de mal à personne.
M. Goliadkine n’avait aucune animosité, aucune haine contre lui, pas même le moindre sentiment d’inimitié, bien au contraire; et pourtant – et ceci nous paraît de la plus haute importance – pour rien au monde il n’eût voulu se trouver en sa présence et surtout dans les circonstances actuelles. Oui, M. Goliadkine connaissait parfaitement cet homme: il connaissait même son nom et son prénom. Et pourtant pour tout l’or du monde, il n’eût voulu l’appeler par ce nom, ni reconnaître que cet homme portait effectivement ce nom et ce prénom. Combien de temps M. Goliadkine resta-t-il dans cet état d’hébétude, prostré sur la borne? Je ne saurais le dire; ce que je sais c’est, qu’ayant enfin repris ses esprits, il se dressa subitement et se mit à courir comme un fou, de toutes ses forces, à perdre haleine. Il trébucha à deux reprises, faillit tomber. En cette occasion sa seconde galoche le quitta, laissant veuf son second soulier. Peu à peu, cependant, il ralentit son allure, pour reprendre souffle; il regarda autour de lui et constata que, sans même s’en apercevoir, il avait déjà parcouru tout le quai de la Fontanka, franchi le pont Anitchkov et laissé derrière lui une bonne partie de la Perspective Nevski. Il était au coin de la rue Liteinaia. Il la suivit. En cet instant, il était dans la situation d’un homme se tenant au bord d’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite. Elle tremble, elle bouge, elle roule vers le fond de l’abîme entraînant le malheureux qui n’a même plus la force ni le courage de faire un bond en arrière, de détacher ses yeux du gouffre béant. Le gouffre l’attire; il y saute, hâtant lui-même le moment de sa perdition. M. Goliadkine, sentait, savait, était absolument certain qu’il allait au-devant de quelque nouveau malheur, de quelque chose de particulièrement néfaste – une nouvelle rencontre avec l’inconnu, par exemple. Et cependant, fait étrange, il souhaitait cette rencontre, il l’estimait inévitable. Il n’avait qu’un désir en terminer au plus tôt avec tout cela, éclaircir enfin cette situation, par n’importe quel moyen, mais le plus vite possible. Et il courait, courait toujours, il courait comme mû par quelque force invisible, étrangère. Son propre corps était affaibli, engourdi. Il ne pouvait penser à rien, et pourtant ses idées, pareilles à des ronces, s’accrochaient à tout. Un petit chien égaré trempé jusqu’aux os, frissonnant de froid, s’attacha au pas de notre héros. La queue ramenée entre les jambes, les oreilles serrées, il restait à ses côtés, lui jetant de temps à autre des regards pleins de timidité et de compassion. Une idée lointaine, depuis longtemps oubliée, – quelque souvenir estompé d’un événement ancien sans doute, – lui revint à l’esprit. Il ne put s’en débarrasser. Elle le tenaillait, l’agaçait, lui martelait le cerveau. «Ah! sale petit cabot» répétait tout bas Goliadkine sans comprendre le sens de ses paroles. Enfin, il aperçut l’inconnu au carrefour de la rue d’Italie. Mais l’inconnu, cette fois, ne venait pas à sa rencontre: lui aussi courait dans la même direction que notre héros, le précédant de quelques mètres. Ils parvinrent ainsi à la rue des «Six Boutiques». M. Goliadkine avait le souffle coupé. L’inconnu s’arrêta devant la maison où habitait M. Goliadkine. On entendit le bruit de la sonnette et presque aussitôt le grincement du verrou de fer. La porte s’ouvrit, l’inconnu se courba, se glissa et disparut. Parvenu à la porte presque au même moment, M. Goliadkine y bondit, rapide comme la flèche, sans se soucier des grognements du portier il se rua, hors d’haleine, dans la cour et réaperçut aussitôt son précieux compagnon qui lui avait momentanément échappé.
L’inconnu se dirigeait vers l’escalier qui conduisait à l’appartement de M. Goliadkine. Notre héros bondit à sa suite. L’escalier était sombre, humide, sale. Sur les paliers s’amoncelaient des tas de chiffons et d’ordures ménagères: un étranger, ne connaissant pas les lieux, perdu dans l’obscurité, aurait mis une bonne demi-heure pour gravir les marches, en risquant à chaque pas de se casser les jambes et en pestant contre l’escalier tout comme contre les amis qui avaient eu la malencontreuse idée de venir habiter un immeuble pareil. Mais l’inconnu semblait être un familier de la maison: il grimpait allègrement, sans peine, avec une connaissance consommé des lieux.
M. Goliadkine était sur le point de le rejoindre; à deux ou trois reprises le pan du manteau de l’inconnu vint frôler son nez. Le cœur de notre héros battait à peine.
L’homme mystérieux s’arrêta devant la porte de l’appartement de M. Goliadkine; il frappa et, fait qui en tout autre circonstance eût étonné notre héros, Petrouchka ouvrit aussitôt. Il ne s’était pas couché, il paraissait attendre spécialement cette visite. L’inconnu entra et le valet le suivit, sa bougie à la main. Hors de lui, notre héros se rua dans le vestibule sans prendre la peine d’enlever son manteau ni son chapeau, il franchit l’étroit couloir et s’arrêta sur le seuil de sa chambre, abasourdi, comme frappé par la foudre. Tous ses pressentiments se réalisaient. Tout ce qu’il avait redouté, tout ce qu’il avait prévu en pensée, était en train de s’accomplir en réalité. Sa respiration s’était arrêtée, sa tête tournait. Assis devant lui, sur son propre lit, l’inconnu lui souriait, clignait de l’œil, lui adressait des signes amicaux de la tête. Lui aussi avait gardé son pardessus et son chapeau. M. Goliadkine voulut crier, mais ne put; il voulut protester mais n’en eut pas la force. Ses cheveux se dressaient sur sa tête; il s’assit, sans la moindre conscience de ce qu’il faisait, mort d’effroi. Il y avait de quoi, d’ailleurs. Il avait enfin reconnu tout à fait son compagnon nocturne. Ce compagnon nocturne n’était autre que lui-même, oui, lui-même, M. Goliadkine en personne, un autre M Goliadkine mais absolument semblable, absolument identique à lui-même – en un mot, c’était ce qu’on appelle son Double, son Double à tous les points de vue…
Le lendemain, exactement à huit heures, M. Goliadkine se réveilla dans son lit. Aussitôt les événements extraordinaires de la veille et ceux de la nuit, de cette nuit tourmentée, incroyable, remplie d’aventures inimaginables, vinrent se présenter, dans toute leur terrifiante complexité à sa mémoire et à son imagination. Tant de méchanceté, de cruauté infernale, tant de haine, de la part de ses ennemis, et surtout, la dernière manifestation de cette haine, avaient glacé le cœur de notre héros. D’autre part, tout était si étrange, si incompréhensible, paraissait tellement anormal, impossible, qu’il avait peine à y croire. Il était même tout prêt à mettre tout cela sur le compte d’un cauchemar exceptionnel, d’un dérangement momentané de son imagination, d’un trouble soudain de son esprit; mais une longue et amère expérience de la vie lui avait enseigné à quel point la haine peut exaspérer les hommes, les rendre capables des pires cruautés pour venger un honneur outragé ou une ambition déçue. De plus, ses membres courbatus, sa tête trouble, ses reins endoloris et un rhume épouvantable témoignaient éloquemment de la vraisemblance de sa promenade de la veille et de toutes ses tribulations nocturnes. Enfin, M. Goliadkine savait déjà de longue date, que là-bas, chez eux, se tramait quelque chose… qu’ils avaient des vues sur quelqu’un. Que devait-il faire? Après mûre réflexion M. Goliadkine prit la décision de s’incliner, de se soumettre et de ne pas élever de protestations relativement à cette affaire, du moins jusqu’à nouvel ordre.
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